Violence et politique
Antagonisme ou complémentarité ?
La violence entretient un lien paradoxal avec le politique. D’un côté, la fondation de l’État de droit se présente comme un acte de « pacification », mettant un terme à la « guerre de tous contre tous ». D’un autre côté, cette « pacification » n’est possible qu’à partir de l’imposition violente d’un hégémon sur les autres forces en présence. La nature violente de l’État de droit se dévoile à la vue de tous au moment des « états d’exception » ; au moment où, paradoxalement, l’État suspend les garanties constitutionnelles afin de préserver l’intégrité « menacée » de l’ordre constitutionnel. Mais l’état d’exception n’est que le révélateur du rapport inter-constitutif existant entre violence et politique.
Dans le récit hobbesien sur l’origine contractuelle de la société (encadrée par l’État et des lois), c’est « la crainte et le risque continuels d’une mort violente », caractérisant l’état de nature, qui aurait conduit les êtres humains (individus) à conclure un pacte ou un « contrat social » dans lequel chacun renonce volontairement à sa « liberté naturelle » pour déposer toute cette puissance collective en un seul Souverain, fondement des lois et de l’État ou du Léviathan.
Bien que dans ce récit « mythologique » la violence ne semble se trouver que dans l’état de nature – où les individus seraient en guerre perpétuelle les uns contre les autres – et que la création contractuelle du Souverain se présente comme l’avènement de la paix, de la sécurité et de la prospérité, il ne faut pas négliger le fait que le Souverain concentre toute la puissance de ses sujets assujettis (par servitude volontaire) dans le but de tenir chacun en respect, par la crainte du châtiment et de la sanction pénale. La violence n’est donc pas éliminée par l’État de droit. Elle se trouve simplement domestiquée et canalisée vers une seule puissance détenant le monopole de son usage légitime.
Un tel état de nature où les hommes auraient été en guerre perpétuelle les uns contre les autres n’a jamais existé. Il s’agit simplement d’une figuration théorique de ce que seraient les humains (réduits à leur stricte dimension d’individus…) sans l’État et les lois. On ne peut pourtant pas s’empêcher de noter que toutes les sociétés humaines connues se sont d’abord constituées en « sociétés contre l’État » avant de subir, sous l’effet de la conquête par une autre société, l’apparition d’une Loi « extérieure » (hétéronome) et d’une hiérarchisation des fonctions sociales, basée sur un modèle de commandement de type maître-esclaves.
Si l’avènement de l’État de droit et le récit du contrat social et de l’état de nature ont une valeur historique, c’est d’abord dans leur opposition aux guerres seigneuriales et au caractère arbitraire du pouvoir féodal, seigneurial, despotique ou impérial au sein desquels la puissance et la légitimité de l’État ne dépendaient pas du consentement de sa population mais de la force. En d’autres termes, l’absence de paix et de sécurité à laquelle Hobbes fait référence est moins le fait des sociétés « primitives » (contre l’État) que du système féodal au sein duquel les seigneurs non seulement se faisaient la guerre entre eux mais, surtout, entretenaient vis-à-vis de leurs population des rapports patrimoniaux, de servitude ou de propriété.
L’apparition de l’État de droit en Angleterre, en France, en Hollande et en Prusse, au XVIIe siècle, marque ainsi un indéniable progrès, dans la mesure où même le Souverain est soumis à la loi et où celui-ci – à la différence de l’imperator qui disposait d’un droit de vie et de mort sur le citoyen – doit reconnaître et garantir le droit à la sûreté des individus (habeas corpus). À partir de la reconnaissance de ce premier droit « fondamental », il a été possible de conquérir d’autres droits civiques, sociaux et économiques et d’avancer vers la démocratisation des sociétés politiques.
De l’État de droit à l’état d’exception
Pourtant, cette conception du Souverain omnipotent – devant préserver le peuple ou la multitude de ses propres désirs, pulsions ou passions, par la crainte ou le châtiment – ne semble pas s’être estompée avec l’avènement de la démocratie moderne. Le pouvoir est bien devenu un « lieu vide » autour duquel s’affrontent plusieurs intérêts divergents, sans qu’aucun d’entre eux ne puisse prétendre en devenir le propriétaire exclusif et perpétuel ; il n’en reste pas moins qu’au moment où l’unité politique (c’est-à-dire l’État) se voit remise en question, elle est capable de déployer une série de mesures répressives, allant même jusqu’à la suspension des garanties constitutionnelles.
Ces « mesures d’exception » sont, comme leur nom l’indique, « exceptionnelles ». Elles sont néanmoins révélatrices de la nature de l’État, dans la mesure où elles signalent les « limites » imposées à l’action autonome de la société et, par là, le degré de liberté politique qu’est prêt à consentir un État (démocratique ou non) à ses citoyens, à tout moment. Or, ce n’est pas toujours contre des terroristes, des organisations séditieuses ou des mouvements insurrectionnels que s’abat la « légitime » violence de l’État. À l’inverse, l’État doit d’abord représenter comme étant « violents » certains types d’actions ou certains segments de la population, pour ensuite pouvoir sévir en toute « légitimité ».
Pour ne donner que quelques exemples, pensons aux premières organisations ouvrières, au mouvement des droits des Noirs ou aux mouvements autochtones, qui ont dû subir leur lot de massacres et de répression avant d’être reconnus comme des acteurs légitimes de la scène politique. De même, aux États-Unis, de Truman au maccarthisme, le simple fait d’être de gauche faisait peser sur soi le danger d’être accusé de communiste, de subversif ou d’anti-américain, encourant la prison ou la persécution politique. De manière plus sanglante mais dans le même esprit de défense du « Monde libre », l’École des Amériques et la Doctrine de sécurité nationale ont transformé l’action politique, syndicale ou populaire en « menace subversive » et enseigné la torture et la guerre contre-insurrectionnelle à des milliers de militaires latino-américains (dont les meilleurs se sont gradués de dictateurs). De la même manière, aujourd’hui, notamment depuis les attentats du 11 septembre et la prolifération de lois antiterroristes (ou la légitimation de celles existant antérieurement), on procède à la « criminalisation de la dissidence », rendant les manifestations de masse ou d’autres formes d’opposition équivalentes à des « émeutes », à des « menaces contre la sécurité » ou à des « actes terroristes ».
De l’État sécuritaire au politique
Les degrés de tolérance à la dissidence peuvent varier d’un État à l’autre. Toutefois, le point commun de toutes ces suspensions ou entraves abusives des libertés des citoyens réside dans l’appréhension d’une remise en question de l’autorité suprême de l’État. Car la puissance du Souverain ne tolère aucune concurrence. S’il concède des droits et des libertés aux individus, il s’abat sur ceux qui contestent sa légitimité et prétendent être ou devenir Souverains à sa place. Quiconque aspirera à ce statut (de Souverain) sera considéré comme un ennemi (interne ou externe) et subira le sort réservé aux « hors la loi », aux « hors la cité », c’est-à-dire aux « non citoyens ».
Ici encore, la violence joue un rôle central, puisque la remise en question d’un état de faits se présentant comme inéluctable se fait sur la base d’une dénonciation des violences structurelles et symboliques d’une situation « inacceptable » qui brime les conditions minimales (ou optimales) d’existence. Par ailleurs, les actions « souveraines » de la plèbe ou des « sans parts » surgissant dans l’espace public pour exiger d’être entendues ne peuvent que faire violence à un système qui les exclut systématiquement. Violence qui n’est pas nécessairement physique mais qui, pour symbolique qu’elle soit, ne menace pas moins l’intégrité du système. La violence répressive s’abattant sur les actions autonomes (se donnant leurs propres règles) de la société est à la mesure des dangers qu’elles font planer sur les intérêts en place.
Ainsi, autour de la violence, se tissent des relations hégémoniques (politiques) entre deux (ou plusieurs) forces souveraines se disputant un même espace. Le Souverain de la scène politique ne sera pas nécessairement l’État, mais celui qui parviendra à « trancher la situation indécidable » où se joue ce qui est acceptable, légitime ou violent.