Les murmures de l’anti-pouvoir

No 036 - oct. / nov. 2010

Débat politique

Les murmures de l’anti-pouvoir

La gauche radicale au Québec

Marc-André Cyr

Lorsqu’il analysait la Nouvelle gauche des années 1960, Herbert Marcuse ne tarissait pas d’éloges à son endroit. Ce mouvement était à la conquête de notre sensibilité laminée par la rationalité bourgeoise instrumentale, il voulait transformer jusqu’à notre conception de l’âme qui devenait, grâce au mouvement de libération afro-américain, « noire, violente et
Lorgiaque ». Bien entendu, s’il était sincère dans sa volonté de renverser le monde pour le rendre conforme à notre sensibilité et à nos désirs, ce mouvement se devait d’opter pour l’illégalisme, pour « l’indispensable » désobéissance civile et l’action directe.

Le moins que l’on puisse dire, et le traitement réservé aux militants radicaux qui se sont rendus à Toronto en juin dernier en témoigne une fois de plus, c’est que la gauche radicale contemporaine n’est pas présentée en ces termes dans l’espace public. Si la répression subie par les manifestantEs a provoqué une certaine sympathie, même de la part de la droite libérale, ce soutien a été réservé aux « bons militants » qui ont respecté l’encadrement policier. Les radi- caux, principalement mobilisés par la CLAC- 2010 (Convergence des luttes anticapitalistes) n’ont pas eu droit à cette sympathie, bien au contraire : à peu près toutes les déclarations dénonçant la brutalité et l’arbitraire policier étaient accompagnées d’une distanciation, voire d’une condamnation, de la tendance radicale du mouvement. Une chroniqueuse de La Presse, dans le portrait qu’elle fait de deux jeunes citoyennes arrêtées dans un dortoir de l’Université de Toronto, affirme que ces dernières ont pris l’autobus de la CLAC par « le hasard le plus pur » ; comme si leur militantisme actif dans un groupe anticapitaliste avait justifié leur arrestation, par ailleurs illégale.

Cette condamnation de l’action directe trouve même des échos au cœur de la tendance réformiste du mouvement altermondialiste – on pense ici à Greenpeace, à certains syndicats, à certaines personnalités du mouvement comme l’auteure Naomi Klein... Même le député Amir Khadir a tenu à se distancer des activités de Jaggi Singh lorsqu’il a assuré une partie de sa caution de libération.

Mais ce n’est pas seulement l’action directe – vectrice d’une violence minime et symbolique – qui est considérée comme une déviance. Le consensus, plus hermétique, se trouve en amont, c’est le refus de la condamner qui vous rend socialement peu fréquentable. La question posée publiquement n’est pas : « est-ce que l’action directe est légitime ? » ou encore « pourquoi des gens utilisent-ils ce mode d’action ? », mais bien, et plus simplement, « pourquoi vous ne dénoncez pas cette « violence » ? » Ainsi, les hommes les plus puissants du monde – ceux qui provoquent et déclenchent nombre de guerres – se rencontrent à Toronto barricadés par le plus grand déploiement sécuritaire des dernières décennies, les forces de l’ordre musèlent brutalement toute dissidence –l’amour que porte notre société à ce fétiche moderne qu’est la marchandise ; cela nous en apprend également sur l’état des rapports de force dans notre bien heureuse société du spectacle.

Désormais, vouloir vivre hors des structures instituées par la société marchande est considéré comme pure folie, toute dissidence pratique ou théorique est vastement discréditée. Les problèmes identifiés, les mots utilisés pour les décrire et les solutions à y apporter sont tous intégralement et essentiellement capitalistes. En dehors de ce cadre, il n’y a qu’absence de pragmatisme, irratio- nalité et fables gauchistes. Malgré la crise écolo- gique, la concentration obscène de la richesse, les guerres impérialistes, les crises économiques et la corruption de nos gouvernements, la dissidence radicale, celle qui propose analyses et solutions globales à ces problèmes dont le caractère chroni- que est de plus en plus maladroitement caché, reste le plus souvent inconnue, niée.

Ce mouvement libertaire, socialiste et fémi- niste, malgré tout, semble animé d’une irréducti- ble et historique détermination. Poursuivant dans la joie, comme aurait dit Paul-Émile Borduas dans Refus global, son « sauvage besoin de libération », il agit comme une épine dans le pied de cette société marchant au pas vers la reproduction per- pétuelle de l’exploitation, de la domination et de la destruction. Il a appris, parfois à grands coups de matraque, à ne rien attendre de cette société. Sans cadre ni parti, loin des bureaucraties syndicales et du spectacle parlementaire, il participe à cette négation de la totalité capitaliste, à ce mouvement du négatif qui veut mettre un terme au processus d’accumulation des profits, processus qui mène lentement mais inévitablement l’humanité vers son autodestruction. Ce cri d’« horreur-et- d’espérance », pour reprendre l’expression du penseur John Holloway, est bien celui de la liberté et de la dignité. Et c’est précisément pour cette raison qu’on tente de lui soutirer toute signification et de le calomnier... ⋆

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