Éducation
Vous avez dit éducation ?
Voici la 36e chronique consacrée à l’éducation que je rédige pour la revue À Bâbord ! Et je me rends compte que je n’ai encore jamais dit ce que j’entends par ce mot : éducation. Je me console en me disant que je ne suis pas le seul dans mon cas, à parler ainsi d’éducation sans définir ce que ce concept recouvre selon moi : et on conviendra, je pense, qu’il est bien rare, dans nos innombrables et incessantes discussions collectives sur l’éducation, qu’on prenne le temps de préciser ce qu’on entend par là. Seuls les philosophes, semble-t-il, attachent à cette question une immense importance. Et ils ont bien raison de le faire.
Comment en effet voulez-vous faire le moindre progrès quand vous poursuivez un but qui n’est pas clairement précisé ou, pire, quand les uns et les autres poursuivent des fins différentes, voire opposées ? Comment même serait-il alors possible d’avoir une conversation ? La pire des cacophonies risque de s’ensuivre.
Je constate que c’est d’ailleurs ce qui se produit souvent en éducation et que bon nombre de nos désaccords prennent en partie leur source dans le fait que nous avons les uns et les autres des conceptions divergentes – et souvent irréconciliables – de ce qu’elle est.
Pour un tel, l’éducation est ce qui permet aux gens d’obtenir un emploi, de progresser dans l’échelle économique et d’acquérir des biens ; pour un autre, c’est ce qui, idéalement, permet de vivre une vie heureuse ; pour telle autre, c’est ce qui permet à notre économie de rester compétitive à l’échelle internationale ; pour un autre, elle permet à une culture donnée de se perpétuer ; pour un autre encore… c’est autre chose encore. Mettez à présent toutes ces gens dans une même pièce et faites-les parler d’éducation : vous pouvez prédire sans risque de vous tromper qu’ils ne tomberont pas facilement d’accord sur quoi que ce soit.
Je me suis donc dit que ce 36e billet, qui coïncide avec une rentrée scolaire, serait une belle occasion d’enfin aborder la question de la définition de l’éducation et de mettre cartes sur table en exposant ce que je pense qu’elle est.
Un modèle libéral de l’éducation
J’adhère à cette très longue tradition de pensée qui soutient que l’éducation consiste dans l’acquisition de savoirs qui ont sur ceux qui les possèdent un effet libérateur. De quoi, exactement, libèrent-ils ? Eh bien, de l’ignorance, des préjugés et des conventions. Et c’est justement pour cette raison qu’on appelle « libérale » cette conception de l’éducation, en un sens, on l’aura compris, singulier de ce terme : c’est que cette éducation libère.
Cette idée remonte au moins à Platon, qui en a donné une formulation rien de moins que géniale avec sa célèbre Allégorie de la Caverne, qui décrit le douloureux arrachement aux ténèbres des conventions et de l’opinion commune et la longue marche de l’esprit vers les lumières de la connaissance qui émancipe et rend meilleur. Meilleur, vraiment ? Oui. C’est qu’une fois hors de la Caverne, le prisonnier libéré voit peu à peu les objets réels puis, ultimement, il contemple ce qui permet de voir, c’est-à-dire le Soleil, que Platon associe à l’Idée de Bien.
L’éducation selon Richard Stanley Peters
Le philosophe de l’éducation contemporain Richard Stanley Peters a donné de cette vision de l’éducation une version moins poétique peut-être, mais qui ne peut manquer de nous parler.
Peters suggère que pour que l’on puisse parler d’une activité comme étant de l’éducation, il faut que divers critères soient satisfaits.
Pour commencer, quelque chose de valable doit avoir été intentionnellement transmis. Il veut notamment dire par là que l’idée de perfectionnement est intrinsèque à l’idée d’éducation : de la même manière qu’un criminel ne peut être dit avoir été réformé s’il n’a pas changé pour le mieux, par définition le mot éducation implique un changement pour le mieux, un perfectionnement. Peters insiste pour dire que cette transformation valable en soi est intrinsèque à l’idée d’éducation et que vouloir la justifier par d’autres finalités extrinsèques est toujours une erreur – et tant pis pour l’idée que l’éducation signifie la préparation à l’emploi.
Ensuite, poursuit Peters, ce qui est transmis, ce sont des savoirs et pas de simples habiletés techniques. Éduquer signifie en ce sens plus que simplement former, dresser ou habiliter. L’éducation suppose en effet la transmission de contenus cognitifs majeurs et importants – les mathématiques et pas le bingo, la littérature et pas comment faire de la bicyclette –, mais aussi variés : qui ne sait rien ou presque rien, hormis les mathématiques, n’est pas plus éduqué que celui qui ignore tout d’elles.
Enfin, ces contenus cognitifs ont de profonds et notables effets sur qui est mis en contact avec eux. La personne éduquée devient notamment sensible aux normes internes des savoirs qu’elle acquiert : elle sait apprécier une belle démonstration en mathématiques, reconnaît et admire un sonnet bien construit, se soucie des raisons invoquées pour soutenir une thèse en histoire – et elle se désole lorsque ces critères et normes sont bafoués. Tout cela s’inscrit durablement dans sa vie et finit par définir sa vision du monde. La personne éduquée pense par elle-même et devient capable de ce que Peters appelle de la « perspective cognitive », entendant pas là qu’elle unifie en les intégrant les diverses perspectives cognitives sur le monde que lui procurent les savoirs qu’elle a acquis. Physicienne, par exemple, elle pense à sa propre activité dans ses dimensions historiques, politiques, économiques et ainsi de suite.
On le voit : l’idéal visé ici est bien élevé. Il l’est pour les enfants, mais aussi pour les enseignantes et enseignants, qui doivent incarner cette vie transformée par l’éducation et en donner le goût aux enfants. Peters écrit : « Les enfants […] sont des barbares qui se tiennent aux grilles et il s’agit de les faire pénétrer dans la citadelle de la civilisation et de faire en sorte qu’ils comprendront et aimeront ce qu’ils verront quand ils y seront. Il ne s’agit pas de nier que les activités et les modes de pensée qui constituent une manière civilisée de vivre sont difficiles à maîtriser. C’est précisément la raison pour laquelle la tâche de l’éducation est si ardue et qu’il n’y a pas de raccourcis. L’insistance avec laquelle on affirme […] que l’enfant doit être heureux ignore ce fait incontournable. On peut être heureux en prenant un bain de soleil ; mais ce n’est pas le genre de bonheur qui intéresse un éducateur. Ce qu’on dit sur le « bien-être » provient de cette confusion entre être heureux et vivre une vie digne de ce nom. »
Cette conception de l’éducation ne nie évidemment pas que l’école puisse – ou même doive – être un lieu où les enfants, en plus d’être éduqués, sont en outre socialisés et qualifiés. Mais elle insiste pour soigneusement distinguer la scolarisation de l’éducation et pour dire que ce pour quoi les écoles sont faites, c’est d’abord pour éduquer au sens où ce mot a été défini – et qu’il est tout à fait possible d’être éduqué en ce sens sans jamais avoir été à l’école.
La crise de l’éducation
Si une telle vison de l’éducation faisait l’unanimité, elle laisserait encore bien de la place pour de vigoureux et incontournables débats : car il faudrait encore préciser ce que sont ces savoirs qui possèdent ces vertus qu’on attribue à l’éducation et déterminer quels sont les moyens les meilleurs de les faire acquérir. Bref : resteraient encore posées les immenses questions du curriculum et des méthodes pédagogiques. Mais on aurait au moins un consensus préalable sur ce qu’on s’efforce d’accomplir en consacrant tant de temps, d’argent et d’énergie à cette activité qui s’appelle éduquer.
Le fait est cependant que cette vision de l’éducation est loin d’être partagée et que c’est à cela, en partie, que tient la crise de l’éducation qu’on perçoit un peu partout en Occident. Une telle vision a, pour commencer, contre elle cet économisme à courte vue qui est la doxa dominante de l’époque ; elle a encore contre elle les terribles inégalités qui affligent nos sociétés et qui font que tant d’enfants commencent leur parcours scolaire avec des handicaps difficilement surmontables ; elle a aussi contre elle cette perte de confiance dans le savoir et cette mise en accusation de la culture qui caractérisent elles aussi notre époque ; et bien d’autres choses encore, à commencer par cette société du spectacle qui valorise si peu ce qui est le cœur même de l’éducation. Mais c’est une autre histoire et j’y reviendrai sans doute.
En attendant, je souhaite une bonne rentrée à toutes ces courageuses enseignantes et à tous ces courageux enseignants, ces héros de notre temps, qui s’apprêtent à aller tout au fond de la caverne pour en extirper des esprits et les émanciper.