De la critique : précis de sociologie de l’émancipation

No 036 - oct. / nov. 2010

Luc Boltanski

De la critique : précis de sociologie de l’émancipation

Lu par Mouloud Idir

Mouloud Idir

Luc Boltanski, De la critique : précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard, 2009, 294 p.

Aux yeux de certains, la sociologie serait en crise pour la simple raison qu’elle aurait abandonné toute perspective critique. Le sociologue Luc Boltanski revient sur ce débat en proposant un pôle « pragmatique » de la critique. Soyons plus précis. Il s’agit ici de soumettre au crible de la critique sociologique (qu’il appelle sociologie pragmatique de la critique), le discours se réclamant justement de la sociologie critique. Vaste et fastidieuse démarche en perspective, autant pour le sociologue que pour le lecteur !

Luc Boltanski entend par sociologie pragmatique de la critique une perspective qui tente de faire tenir ensemble deux objectifs relativement incompatibles. D’une part, celui de décrire la société à partir d’une position qui se veut neutre, au sens où elle soumet la description à des outils qui sont sensés limiter les désirs conscients ou inconscients du sociologue. D’autre part, la démarche de l’auteur suppose un point de vue normatif qui consiste à porter un jugement sur l’état de la société telle que se donne à voir. Ce débat est aussi ancien que la sociologie elle-même. Il consiste, en quelque sorte, à justifier ou à expliquer la démarche par laquelle on prend la société comme objet d’étude et d’analyse. L’engagement normatif est donc ici d’améliorer la société en critiquant d’une certaine façon l’état dans lequel elle se trouve et que l’on considère inacceptable en certains points.

Pour ce faire, Boltanski distingue deux façons de procéder. Une façon dite experte dans laquelle le sociologue répond à des commandes d’ordre politique et économique énoncées et élaborées dans les termes des catégories bureaucratiques et administratives. Un exemple pour voir clair : étudier le taux de chômage et son lien avec les maladies psychosomatiques. Ici, le sociologue intègre le problème tel qu’il se pose aux praticiens et accepte les formats d’enquête comme ils sont. La seconde façon, apparentée à la sociologie critique, tente de prendre en compte un plus large éventail de phénomènes sociaux et non pas seulement quelques éléments à l’intérieur d’un cadre. Cela requiert de sortir du cadre classique d’analyse pour appréhender un phénomène social dans sa globalité, en vue de construire ce que Boltanski appelle un « objet de synthèse » (qui est en quelque sorte un ordre social). Cela permet d’opérer la critique de ce même ordre social en prenant appui sur des éléments normatifs.

Voyons maintenant comment cela rejoint le pôle que Boltanski privilégie, soit une démarche dite de sociologie pragmatique de la critique. Celle-ci doit être comprise comme une forme de sociologie largement issue de la sociologie critique française des années 1970. Elle se veut une réponse à ce qui semblait être une grande asymétrie au sein de la sociologie critique entre, d’une part, un acteur largement décrit comme passif (phantasmé en cela par les idéologies ambiantes) et, d’autre part, un sociologue placé dans une position qui lui permet d’éclairer et d’appréhender la réalité des problèmes auxquels les acteurs font face. Il va de soi que cela crée une asymétrie trop favorable aux sociologues en plaçant justement la discipline sociologique dans un rôle de sujet de l’histoire. L’argument de Boltanski est que ceux que la sociologie pragmatique désigne comme des « gens ordinaires » ont des capacités critiques considérables. L’auteur en fait la démonstration à partir d’enquêtes dans lesquelles il dévoile que la dispute est au cœur d’un large éventail d’observations de terrain. Au fond, c’est la thématique de la dispute qui se trouve au cœur de la « sociologie pragmatique de la critique », de laquelle se réclame Luc Boltanski. Aussi, la démarche privilégiée par ce dernier se veut une réponse à une tradition de la sociologie critique où la perspective empiriste est peu présente.

Enfin, c’est la clôture de la réalité sur elle-même qui décourage la critique. C’est la difficulté à adopter un point de vue extérieur à la réalité, à partir duquel celle-ci pourrait être dépouillée de la nécessité dont elle se réclame, et être traitée comme relativement arbitraire. Bref, un ouvrage qu’il faut lire et dont il faut débattre pour renouveler les outils à partir desquels est pensée la critique sociale. Tel est le lot d’une démarche intellectuelle se réclamant d’une perspective émancipatrice.

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