Culture
Le ruban blanc
La dictature du conformisme et de l’hypocrisie sociale
On ne saurait s’étonner que Michael Haneke ait divisé la critique et le public en réalisant des oeuvres cinématographiques stylisées où il remettait en question de manière très explicite, voire brutale, certains consensus sociaux. À cet égard, des films comme Benny ’s video (1992) et les deux versions de Funny Games [1](1998 et 2008) sont très évocateurs de son esthétique, de sa volonté fullerienne [2] de déstabiliser le spectateur ou de le faire partici- per à ses entreprises. Conscient du fait que l’on pouvait associer sa façon de faire à une simple provocation d’artiste ou à de la complaisance par rapport à ce qu’il prétendait dénoncer, Haneke décide d’adopter une démarche beaucoup plus sobre, plus classique en réalisant Le ruban blanc (2009), une œuvre politico-historique.
Précisons d’emblée que ce film s’inscrit dans la tradition du Heimat-Film, qui signifie, en allemand, « drame de la patrie » ou « du lieu de naissance », ou encore « de la région d’où on vient [3] ». Évidemment, d’aucuns pourront trouver ironique qu’un cinéaste d’origine autrichienne crée une œuvre cinématographique symptomatique de la réalité allemande. Cependant, un tel scepticisme minimiserait grandement les relations culturelles étroites qui unissent le peuple allemand et le peuple autrichien. C’est ce qui faisait dire au grand cinéaste d’origine austro-hongroise Fritz Lang [4], à la fin de sa vie, que les deux cultures concernées étaient presque identiques.
Un genre particulier : le Heimat-Film
Sous le Troisième Reich, Adolf Hitler et son zélé ministre de la Propagande Joseph Goebbels ont favorisé l’éclosion du Heimat-Film comme un type d’œuvre cinématographique patriotard et raciste, destiné à stimuler l’irrationnel sentiment de supériorité des Allemands par rapport aux autres peuples. Fort heureusement, ces pseudo chroniques, globalement médiocres, n’ont pas survécu à la chute du régime nazi en 1945. En outre, un pertinent ré-examen de l’époque hitlérienne a permis au cinéma allemand de faire volte-face et de remettre en question le système de valeurs particulièrement réactionnaire de l’Allemagne nazie. Parmi ces films, on peut citer Les assassins sont parmi nous (1946) de Wolfgang Staudte et Mariage dans l’ombre de Kurt Maetzig (1947), deux œuvres antinazies très solides même si elles ont été créées « à chaud » par deux réalisateurs engagés. Cependant, c’est surtout grâce à une trilogie de films-fleuves intitulés Heimat I (1985), Heimat II (1993) et Heimat III (2004) d’Edgar Reitz que l’on a procédé à une réinterprétation critique des sentiments patriotiques pernicieux propres au peuple allemand dans le cinéma national. C’est dans cette veine potentiellement fertile que s’inscrit Le rubanc blanc .
L’intrigue du film de Haneke se résume simplement : un an avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, dans un petit village conservateur du nord de l’Allemagne, des inconnus agressent des villageois et sèment l’inquiétude au sein d’une population apparemment tranquille. On fait venir des policiers pour enquêter sur ce phénomène, mais ils demeurent impuissants à résoudre le mystère. Finalement, par un concours de circonstances insolite, le maître d’école en vient à penser que les enfants peuvent être responsables de ces gestes de violence, mais les notables du village ne sont pas disposés à accepter cette version des faits. En conséquence, l’instituteur taira longtemps cette affaire...
Au fil du temps, plusieurs films allemands ont traité du militarisme germanique ou prussien en termes précis et virulents. Dans cette perspective, on pourra citer les indéniables réussites de Jeunes filles en uniforme (1931) de Leontine Sagan et Le dernier pont (1954) d’Helmut Käutner [5]. Aussi, il n’est pas surprenant que Michael Haneke préfère se pencher sur l’inconscient collectif, la psychologie latente du peuple allemand plutôt que d’appréhender ses motivations manifestes, sa seule propension au bellicisme. En considérant le cas d’un village prussien assez éloigné des grandes villes, Haneke tente de représenter un microcosme symptomatique de la société allemande wilhelmienne [6] et post-wilhelmienne [7] – ce qui inclut évidemment l’époque du Troisième Reich sans se réduire à elle. À première vue, les choses se déroulent harmonieusement, normalement, dans ce lieu : la patrie (représentée par le village), la famille, le travail et la religion semblent être au coeur des préoccupations de l’ensemble des villageois. Cependant, lorsqu’on y regarde de plus près, on constate que les gens sont insatisfaits de leurs conditions de vie. On assiste à des gestes illicites, à des incidents scandaleux qui témoignent expressément du sentiment de révolte de la majorité de la population par rapport à l’ordre établi. N’empêche que les hiérarchies sociopolitiques restent bien enracinées et rares sont ceux qui osent contester directement l’autorité des dominants...
De l’esthétique à l’éthique et de l’éthique au politique
Si Michael Haneke a choisi d’intituler son film Le ruban blanc , c’est pour symboliser la soi-disant quête, voire la prétention à la pureté absolue qui caractérisent les personnages-clefs du village germanique. Dans la première partie de la chronique, le spectateur pourra constater qu’un estimé pasteur luthérien décide, pour punir ses enfants qui lui auraient menti, de leur imposer un double châtiment cruel. D’une part, il leur inflige une terrible bastonnade et, d’autre part, il exige d’eux qu’ils portent des rubans blancs durant un certain temps pour faire pénitence, pour se remémorer à quelle exigence de pureté ils doivent répondre. Évidemment, cet « idéal » ne correspond pas à la réalité humaine, cependant on feint, de manière fallacieuse, que tel est le cas. Les règles de la soumission demeurent prépondérantes dans le village et on exige, de manière univoque, que tous s’y conforment. Les écarts de conduite sont sévèrement réprimés et peuvent entraîner l’exclusion sociale des individus. Ainsi, parce qu’il s’est insurgé contre la mort inattendue de sa mère et parce qu’il a décrié les conditions de travail iniques des cultivateurs, un jeune homme est renié par sa propre famille.
La mise en scène de Michael Haneke réussit le tour de force d’allier l’authenticité de la représentation du passé à la beauté formelle de la narration. De cette façon, il souligne avec adresse le caractère spécieux de l’harmonie villageoise germanique. Les éclairages naturels, les composantes plastiques sont bien équilibrés et ne laissent jamais le film verser dans l’esthétisme. L’utilisa-tion du noir et blanc, la nette prédominance des plans très longs par rapport aux plans courts, la combinaison adéquate des cadrages larges et des cadrages serrés traduisent éloquemment la volonté du cinéaste d’aller au-delà des cas particuliers pour dévoiler une certaine psychologie collective. De plus, son style minimaliste lui permet d’identifier une foule de détails qui font comprendre au spectateur que tout ne va pas pour le mieux dans le royaume de Guillaume II de Hohenzollern, loin s’en faut ! En d’autres termes, la société allemande de l’époque s’appuie sur des valeurs si coercitives, si rétrogrades, si impopulaires qu’elle paraît déjà condamnée à péricliter. Au demeurant, on soulignera la pudeur du réalisateur (scènes de correction, de viol) qui évite de nous dévoiler trop crûment les choses, sachant ainsi se montrer convaincant.
Certains représentants des médias ont affirmé récemment qu’ils ne croyaient pas à la culpabilité des enfants dans le récit. À notre avis, un tel point de vue apparaît fort hasardeux puisque les déductions du maître d’école – un témoin privilégié des comportements infantiles – s’appuient sur des faits tangibles (absence d’alibis des enfants, comportements contradictoires, aveux indirects, attitudes irrationnelles) et non pas sur quelque lubie. En outre, les enfants sont largement concernés par toute l’action du film. Qu’on pense simplement aux agressions dont sont victimes le petit trisomique et le fils du grand propriétaire terrien (deux êtres particuliers). Bref, il serait incohérent de croire que les garçons et les filles du village ne sont que les innocentes victimes d’un sombre drame. Cependant, si les mineurs agissent de façon répréhensible, c’est parce qu’ils sont négativement influencés par le monde des adultes qui les frustrent d’un indispensable droit à l’épanouissement. D’où leur culpabilité relative.
Sur le plan dramatique, il est intéressant de constater que le narrateur de l’histoire – le maître d’école – est devenu un homme âgé, qui situe l’origine d’une problématique nationale un an avant le début de la Première Guerre mondiale [8]. Ainsi, on ne saurait nier, attendu que 21 ans se sont écoulés entre la fin de la Grande Guerre et le début de la Deuxième Guerre mondiale, que le bilan tardif de l’enseignant englobe les deux grands conflits mondiaux ainsi qu’une partie de l’Allemagne de la reconstruction. Il procède donc à un mea culpa et à une critique sociopolitique du monde dont il est issu. Sans verser dans la condescendance par rapport au passé germanique, Haneke effectue, par personnage interposé, une relecture éclairante de l’histoire, en nous montrant que la principale faiblesse du peuple allemand réside dans son obéissance résignée à l’ordre établi et dans son hypocrisie face aux phénomènes sociaux inacceptables. Dès lors, on ne saurait s’étonner que les Allemands aient longtemps toléré les dictatures des Hohenzollern de même que celle d’Adolf Hitler.
Le ruban blanc a remporté une Palme d’Or fort méritée au Festival de Cannes, l’an dernier. Selon nous, ce Heimat-Film de grande qualité s’impose actuellement comme le chef-d’œuvre de Michael Haneke. En effet, le cinéaste a sans doute réalisé un drame marquant, susceptible de constituer un équivalent, pour le cinéma allemand, de ce que représente, pour le septième art français, Le corbeau (1943) d’Henri-Georges Clouzot. À savoir, une oeuvre essentielle, troublante qui, au-delà d’une époque donnée, trace un constat impitoyable mais éminemment lucide des carences qui caractérisent une nation.
[1] Michael Haneke a réalisé Funny Games (1998) en Autriche. Puis, il en a fait un remake très fidèle aux États-Unis : Funny Games U.S. (2008).
[2] Propre à Samuel Fuller, un cinéaste américain (Shock Corridor (1964), The Big Red One (1980) qui prétendait que nos émotions, nos sentiments, sont extrêmement frustes, primaires. En outre on a écrit, au sujet de ce réalisateur anticonformiste, qu’il avait toujours rêvé d’installer une mitrailleuse derrière l’écran de cinéma afin de rappeler au spectateur quelle était la teneur de la réalité...
[3] Ce qui laisse sous-entendre qu’un tel type de film devrait représenter, à l’instar de la chronique, les us et coutumes propres à un peuple ou à une population.
[4] Né dans la capitale de l’Autriche-Hongrie, Vienne, en 1890, Fritz Lang a réalisé toute son oeuvre « germanique » en Allemagne. À la suite de la prise du pouvoir d’Hitler, en 1933, il s’est d’abord exilé en France, puis aux États-Unis.
[5] On aurait pu également citer trois films étrangers, à savoir : All Quiet on the Western Front de Lewis Milestone (1930), d’après le roman homonyme d’Erich Maria Remarque, Le silence de la mer de Jean-Pierre Melville (1949), d’après la nouvelle éponyme de Vercors, et A Time to Love and a Time to Die de Douglas Sirk (1958), d’après et avec Erich Maria Remarque.
[6] Propre au règne de Guillaume II de Hozenzollern (1888-1918), roi de Prusse et empereur d’Allemagne, petit-fils de Guillaume Ier, qui fut le premier empereur de l’Allemagne unifiée (1871).
[7] Postérieure au règne de Guillaume II de Hohenzollern.
[8] À travers un long retour en arrière.