Mémoire des luttes
La guerre des mineurs en Virginie-Occidentale
Entrevue avec Claude Vaillancourt
Dans son nouveau roman Frères insoumis, l’essayiste et romancier Claude Vaillancourt raconte l’histoire vraie d’une lutte syndicale épique ayant opposé, en 1921, des travailleurs des mines de la Virginie-Occidentale à une partie patronale particulièrement brutale. Nous avons discuté avec l’auteur, qui est aussi membre du collectif d’À bâbord !.
Propos recueillis par Isabelle Bouchard
À bâbord ! : La grève mise en lumière dans le roman s’est déroulée il y a exactement 100 ans. Qu’est-ce qui était au cœur de ce conflit si polarisé ?
Claude Vaillancourt : Il s’agissait d’un enjeu beaucoup plus grand qu’on pourrait le croire à première vue. Le United Mine Workers of America (UMWA) avait réussi à syndiquer tous les mineurs au pays, sauf en Virginie-Occidentale, où les propriétaires de mines se montraient intraitables. Or, il y avait tant de charbon dans ce seul petit État qu’il pouvait combler à lui seul les besoins du pays tout entier ! Sans les travailleur·euse·s de la Virginie-Occidentale, le syndicat ne pouvait donc pas développer un rapport de force à son avantage. On comprend alors la lutte acharnée qui s’est déroulée entre propriétaires et mineurs. Les premiers avaient à leur solde une police privée, l’agence de détectives Baldwin-Felts, des durs qui traitaient cruellement les mineurs. Et ces derniers, très bien armés, n’avaient plus rien à perdre. Cela, dans un contexte où les élus étaient au service des compagnies minières. Tout était donc en place pour un conflit déchirant.
ÀB ! : Était-on en présence d’une guerre civile, d’une guérilla ?
C. V. : Quelques historiens ont en effet qualifié cette bataille de « guerre civile ». Chose certaine, il s’agit du plus important soulèvement armé de l’histoire des États-Unis, si on exclut la guerre de Sécession. 10 000 mineurs se sont opposés par les armes pendant une semaine entière à une armée privée de 3 000 hommes, bien mieux équipés qu’eux et occupant sur le champ de bataille une position beaucoup plus avantageuse. Tout cela ressemble en effet à une guerre !
Et il ne faut pas oublier ce qui a précédé cet événement : des mineurs très mal payés et travaillant dans des conditions périlleuses ; des contrats « yellow dog » qu’on leur imposait et qui leur interdisaient de se syndiquer ; des scabs qu’on engageait en grande quantité pour remplacer les grévistes ; de nombreuses évictions, des mineurs et leurs familles chassé·e·s de leurs maisons et se retrouvant sous la tente dans des camps de misère. Les mineurs ont répliqué par du sabotage, des attaques-surprises, des échauffourées, ce qui pourrait ressembler, vu de loin, à une forme de guérilla. À la suite de tout cela, une haine se développe dans les deux camps, rendant une réconciliation quasi impossible…
L’assassinat de Sid Hatfield, chef de police de la petite ville de Matewan (le quartier général des mineurs), a été un maillon important dans le déclenchement de la grande offensive. Ce personnage de western, tirant aussi bien de la main gauche que de la main droite, avait notamment protégé les mineurs des évictions – par ailleurs illégales. Hatfield avait organisé la défense de la ville lorsque les agents de la Baldwin-Felts avaient voulu accélérer la cadence des évictions. Il en a résulté une fusillade sanglante : sept détectives, trois habitants de la ville ainsi que le maire sont morts pendant cet échange de coups de feu. C’est ce qu’on a appelé le massacre de Matewan. Les détectives et les propriétaires de mine ont voulu se venger de cet affront : ils ont tué Sid Hatfield au grand jour, devant témoins, sans qu’aucun de ses meurtriers ne soit condamné ni même menacé d’une condamnation. Cela a évidemment soulevé de l’indignation, de la frustration et une grande colère du côté des grévistes. Il s’agissait d’une preuve flagrante qu’il n’y avait pas de justice pour eux et elles.
ÀB ! : Quelles ont été les issues de ce conflit ?
C. V. : La répression qui a suivi la rébellion a été très dure pour les mineurs. Ils n’ont obtenu aucun soutien, aucun appui de qui que ce soit. Ils ont subi un grand nombre de procès, ont été accusés de meurtre, de conspiration en vue de commettre un meurtre, de trahison envers l’État de Virginie-Occidentale. Des centaines de mineurs se sont retrouvés en prison. Quant aux propriétaires de mines et leurs sbires, rien ne leur a été reproché ! Cette guerre a été vue comme une grande défaite pour les mineurs.
Le UMWA a perdu un grand nombre de ses membres partout au pays. Les propriétaires ont alors eu les coudées franches, après des années de durs combats de la part des mineurs. Mais l’Histoire donnera finalement raison aux travailleurs. Leurs luttes ont eu des répercussions plus grandes qu’on le croyait alors et, dans les années 1930, sous la présidence de Roosevelt, ils seront tous syndiqués et amélioreront de façon significative leur condition. Comme quoi les luttes ne donnent pas toujours des résultats instantanés !
ÀB ! : Durant cette grève, les autorités gouvernementales ont notamment mis sur pied une commission d’enquête. Dans quel contexte s’est-elle déroulée et quels en ont été les résultats ?
C. V. : Les conditions dans lesquels vivaient les mineurs en grève ont soulevé une vague d’indignation dans tout le pays. Des journalistes respectés, comme ceux du New York Times et de The Nation, ont écrit des reportages bouleversants. Au sein d’un pays prospère, en pleine expansion économique au lendemain de la Première Guerre mondiale, des gens vivaient sous la tente, dans des camps de fortune, manquant de tout, maltraités par des propriétaires de mines sans la moindre compassion. À Washington, on a donc créé une commission sur le sujet, dirigée par le sénateur républicain Hiram Johnson, plutôt sympathique aux mineurs. On a étalé au grand jour tout ce que les mineurs avaient subi. Toutefois, malgré l’écoute à laquelle ont eu droit les travailleurs, rien n’a changé par la suite. La bataille a continué comme si rien n’avait eu lieu ; elle a même pris une grande expansion : l’assassinat de Sid Hatfield a suivi de peu cette commission.
ÀB ! : Dans le récit apparaît la figure de Mother Jones. Qui était-elle et quel a été son rôle ?
C. V. : Mother Jones est un personnage incontournable du mouvement ouvrier à cette époque. Une sacrée militante, forte en gueule, impliquée dans tous les combats ! Aujourd’hui, il existe même une excellente revue de gauche aux États-Unis qui porte son nom. Mother Jones n’avait pas son pareil pour stimuler les ouvriers, pour les encourager à se battre, en ne se gênant pas pour les insulter. La provocation était
pour elle une manière efficace de les mettre en mouvement. Elle s’habillait en grand-mère, de façon volontairement caricaturale, jouant à fond son personnage de vieille femme indignée.
Dans la bataille du mont Blair, pour une rare fois, sa participation a été critiquée par plusieurs personnes de son camp. Elle tenait absolument à éviter un conflit armé, qui provoquerait selon elle la mort de trop de mineurs – ce en quoi elle n’avait pas tort ! Mais pour arriver à ses fins, elle a menti et tenté de manipuler ses alliés, ce qui n’a pas du tout été apprécié.
ÀB ! : Qui dirigeait les travailleurs ? Est-ce qu’il y avait un « chef » syndical, un exécutif ou les « troupes » s’auto-organisaient-elles pour déterminer leurs stratégies et leurs moyens d’action ?
C. V. : La UMWA avait deux chefs dans la région : Frank Keeny et Fred Mooney. Deux hommes compétents et dévoués qui ont beaucoup donné pour les mineurs. Mais ils ont été dépassés par les événements. Au cœur de la bataille, ils se sont exilés en Ohio, ce qui a été très mal vu par les mineurs ! Ils étaient des chefs appréciés de manière variable, certains trouvant qu’ils agissaient bien dans des circonstances particulièrement difficiles ; d’autres les considérant trop portés à faire des compromis. Le chef de la division locale, Bill Blizzard, était beaucoup plus populaire et a pris part activement aux combats. C’est d’ailleurs avec lui que l’armée américaine, qui est intervenue pour mettre fin à la bataille, a choisi de négocier.
Mais ce qui importe le plus, c’est de savoir que cette révolte s’est surtout effectuée sans chef, dans un élan spontané, alors que personne n’avait d’autorité sur les autres. Les bataillons se sont formés spontanément. Chacun agissait en toute liberté, aucun général ne dirigeait les troupes. Les mineurs contrôlaient une vaste région de façon collective. Tout relevait d’eux : le transport, les mines, les écoles, les lieux publics, etc. Il s’agissait d’une expérience anarcho-syndicaliste sans le dire, très particulière et de courte durée !
ÀB ! : Finalement, qu’est-ce qui est le plus surprenant, irrégulier ou stupéfiant dans toute cette affaire ?
C. V. : Ce qui frappe, c’est l’absence d’État de droit dans cette région, alors qu’on a plutôt tendance à croire que les États-Unis étaient plus avancés à ce titre. Les politiciens étaient corrompus et seule régnait la loi du plus fort. Le conflit entre les mineurs et les propriétaires s’étendait à tous les niveaux : chacun faisait régner l’ordre à sa manière et il était difficile d’exercer la justice dans un tel contexte. Très
peu de gens parvenaient à rester neutres ou indifférents. Le recours aux armes à feu a été aussi un élément incontournable de cette bataille. Les mineurs étaient solidement armés et le nombre de balles tirées dans ce conflit dépasse l’entendement !
On constate que la situation n’a pas tellement changé aux États-Unis, alors que les armes à feu circulent toujours en très grande quantité. Mais à cette époque, on ne craignait pas de les utiliser abondamment. Heureusement, le nombre de morts (tout de même élevé, une centaine !) n’a pas été proportionnel au nombre de coups tirés. Il n’en reste pas moins que peu de conflits syndicaux se sont déroulés dans un tel contexte, où les armes prenaient autant d’importance.