Faire place à l’émeute épistémique

No 090 - décembre 2021

Société

Faire place à l’émeute épistémique

Échange entre Pierrot Ross-Tremblay et Dalie Giroux, présentation et retranscription par Miriam Hatabi

Dalie Giroux, Miriam Hatabi, Pierrot Ross-Tremblay

Dans l’éditorial de ce numéro, le collectif d’À bâbord ! offre son appui et sa solidarité aux luttes pour la protection du territoire menées à Kahnawà:ke et dans le Nitassinan de Pessamit, entre autres. Mais qu’est-ce donc qu’être solidaire dans cette société coloniale à laquelle nous appartenons ?

En mai 2021, à l’occasion du Festival TransAmériques, Pierrot Ross-Tremblay et Dalie Giroux se réunissaient dans le cadre d’une discussion ayant pour thème « Habiter le territoire  » [1]. Cet échange, que j’ai souhaité pérenniser en partie en offrant cette retranscription, aborde aussi de manière éloquente diverses facettes d’une solidarité des allochtones envers les Autochtones qui soit propice aux changements politiques. Les intervenant·e·s y abordent des avenues de solidarité entre allochtones et Autochtones pour ébranler les récits qui sont aux fondements des structures de pouvoir perpétuant l’exploitation, l’oppression et l’imposition du silence. Cette solidarité intellectuelle et épistémique repose sur une prise de responsabilité par les descendant·e·s de colons envers leur héritage colonial, sur l’examen des récits dominants et, pour ce faire, sur l’accueil des récits peu ou pas entendus, qui sont souvent douloureux.

Prendre responsabilité

Dalie Giroux : Si on connecte le territoire et le projet de colonisation/décolonisation, j’ai l’impression que dans mon travail, je l’ai beaucoup abordé au plan des structures : où nous sommes, dans quoi nous sommes. Il faut savoir reconnaître les puissances accumulées et les systèmes politiques qui soutiennent et qui légitiment l’exploitation. Les structures que les allochtones et les Autochtones ont en partage, ce sont des structures de dépossession, bien qu’on ne soit pas dépossédé·e·s de la même façon.

Dans ton travail, Pierrot, la question de la colonisation/décolonisation articulée au territoire est vraiment abordée au plan du rapport entre les personnes et de l’être à lui-même. Tu vas chercher au niveau politico-affectif et micro-politique la manière dont le colonialisme agit dans nos vies. Tu montres comment il nous structure de l’intérieur.

De mon côté, [étudier le colonialisme] a été un cheminement : quand j’étais plus jeune, j’étais très attirée par la littérature autochtone, les penseurs autochtones, j’étais intriguée par le fait qu’il y avait possiblement d’autres récits sur le lieu, la spatialisation et la temporalisation. J’étais attirée par ça, la fréquentation, rencontrer des gens, écouter, essayer de m’initier au territoire d’une autre façon, trouver les réponses ailleurs que dans mon éducation et ma famille.

Avec le temps, je me suis rendu compte que la job que j’avais à faire n’était pas de parler au nom des Autochtones, de trouver les formules par lesquelles je dirais les bonnes choses et me protégerais du risque de me faire traiter de colon, finalement, mais c’était de parler de ma propre société, avec cette franchise-là, d’aller là où ça fait mal.

Et justement, aller là où ça fait mal, c’est au cœur de cette démarche de création de solidarités intellectuelles par laquelle les descendant·e·s de colons doivent faire l’examen des problèmes et des torts qui appartiennent à la société coloniale. En retour, cette prise de responsabilité libère du temps et de l’énergie aux membres des nations autochtones pour mener d’autres projets et d’autres réflexions.

Pierrot Ross-Tremblay : Le genre de travail que tu fais, Dalie, nous libère du temps pour faire autre chose. [Pour les Autochtones,] critiquer le Québec, critiquer la culture québécoise ou le rapport du Québec avec lui-même, c’est comme s’immoler. Et de la même façon, quand on décide de critiquer des dirigeants dans nous propre communauté, c’est un peu comme se faire harakiri. Ann Antash Kapesh le disait : un moment donné, tu vas te trouver tout·e seul·e. Mettre fin à l’omerta nous met dans des positions difficiles en tant que chercheur·euse·s. On a besoin de solidarité.

D. G. : Tu dis que c’est pas facile de dire les choses telles qu’on pense qu’elles sont, tu dis que critiquer le Québec c’est comme s’immoler : quand ça brûle, quand ça chauffe, j’ai le sentiment que c’est parce qu’on est à la bonne place. Il y a un critère épistémologique qui dit que quand la parole met en danger, c’est comme un symptôme qui aide à lire la situation.

À ta façon, Pierrot, tu le vis dans ton travail, tu as beaucoup de courage de parler comme ça de l’intrication de la violence coloniale à l’intérieur des cultures colonisées aussi et de reprendre la réflexion sur l’héritage autochtone à partir de ce lieu-là, à partir de la communauté, à partir de l’intimité : le colonialisme comme forme de pathologie politique intime. Moi, ça m’éduque beaucoup, ta manière de te mettre en danger comme personne traversée par ces contradictions-là.

Faire l’examen des récits dominants

La solidarité imaginée et mise en pratique par Dalie Giroux et Pierrot Ross-Tremblay ouvre la voie à la remise en question des pratiques de « réconciliation » qui se contentent d’amender les récits dominants de la colonisation et qui cherchent à imposer une nouvelle relation sans examiner les violences associées à la prise de possession du territoire.

P. R.-T. : Quand on entend parler des premiers contacts, c’est souvent dans le fantasme et le romantisme des relations entre les coureurs des bois et les femmes autochtones. C’est un grand mensonge. Au fond, si on écoute attentivement, on entend des histoires de traumatismes historiques, des histoires de viols, de massacres : elle est là, la vraie histoire. C’est difficile à entendre. Les gens ne veulent pas entendre cette histoire-là. Mais les sociétés coloniales sont aussi fondées sur la fiction de leur impunité, sur l’idée qu’il n’y aura pas de conséquence, que le mal engendré tombera dans le néant, un peu à l’image de notre rapport avec la terre. C’est comme si on pouvait balancer n’importe quoi dans le fleuve et que ça allait disparaitre comme par magie.

Mais non, il y a une mémoire, il y a une mémoire de la terre et une mémoire de la vie. C’est vrai aussi avec le cœur humain : tou·te·s ces orphelin·e·s qui ont été arraché·e·s à l’Afrique, qui ont été arraché·e·s à nos communautés, qui ont été mis·e·s en esclavage, il faut vivre avec cet héritage-là, parce qu’ils et elles sont présent·e·s dans notre conscience collective, d’une certaine façon.

D. G. : Il y a une résistance très forte à la remise en question du récit dominant de l’histoire de la société coloniale québécoise. Il s’agit pas juste de dire « on s’est trompé dans notre récit, on va s’en faire un autre ». Pourtant, il y a une tentative de ça dans la perspective « inclusive » où on veut maintenant ajouter un chapitre dans le livre de l’histoire du Québec qui traiterait des Autochtones. Il y a cette tentative d’amender le récit national pour le rendre acceptable.

P. R.-T. : C’est très violent : c’est ceux qui portent la mémoire traumatique, la violence coloniale historique qui se trouvent face à des gens qui tentent de les convaincre de leur bonté, qu’ils sont meilleurs que les Anglais, que les Américains, meilleurs que tout le monde. C’est une fuite, une fierté mal placée. Il n’y a pas un colonialisme meilleur qu’un autre, ni un racisme moins pire qu’un autre.

Accueillir l’émeute épistémique

À la prise de responsabilité et à l’examen des récits dominants s’ajoute l’accueil des voix sous-écoutées qui, lorsqu’elles s’élèvent pour dénoncer les violences sexistes, racistes et coloniales, créent ce que Pierrot Ross-Tremblay appelle une « émeute épistémique ». Cet entrechoquement des connaissances sous-représentées permet de mettre au jour un contre-discours et des avenues de changement informées par l’expérience des personnes qui ont une connaissance fine de l’oppression.

P. R.-T. : Un aspect difficile à traiter, c’est le fait que souvent, les gens vont dire «  on ne connait pas les Autochtones, on ne sait pas ». Il y a donc une surprise permanente liée à nos prises de parole. De l’autre côté, quand on écoute les aîné·e·s et nos récits, leur connaissance du colonialisme est très fine. C’est plus de 400 ans d’observation directe ! C’est comme dire à l’allochtone : « Tu sais rien de moi, et moi je sais tout de toi ». Si on commence à dire les choses, c’est comme si on mettait à nu la société coloniale.

La réaction [de la société coloniale], cette fragilité, peut faire très mal en retour. Quand on révèle ces informations-là, ça a un effet : la culpabilité non assumée peut engendrer un phénomène de bouc émissaire. Quand on critique « trop » profondément le Québec, son rapport avec lui-même, le récit colonial qui est raconté dans lequel les premiers peuples sont souvent des figurants dès les premiers contacts, on devient une cible, un ennemi. Les vérités qui font mal sur les effets du colonialisme peuvent être interprétées comme de la québécophobie. Mais le but n’est pas de haïr, mais de mettre des mots sur les maux engendrés par la domination, rendre visible ce qui est caché.

La conscience historique des Premiers Peuples est profonde. C’est comme une révolte qui gronde. Cette idée que la résistance disparaitra, que nous serons effacé·e·s, c’est une grande chimère. Il faut vivre avec les conséquences de nos actions individuelles autant que collectives. Derrière le cul-de-sac actuel, il y a une forme de rébellion, d’émeute épistémique, une autre vision du monde qui est là, qui attend. Porter et partager cette parole-là, c’est très puissant. Le retour de la pensée des Premiers Peuples mène inévitablement à une forme d’effondrement des mythes justifiant l’effacement, à l’effritement des fausses certitudes sur lesquelles sont fondées les sociétés dans lesquelles on vit, comme l’idée qu’on peut contrôler et dominer la terre, que les hommes sont supérieurs aux femmes, qu’on peut sacrifier sans raison des êtres vivants, qu’on peut accumuler pour soi… Tous ces présupposés sur lesquels sont fondées nos sociétés sont très très fragiles et, comme nous le voyons aujourd’hui, largement mortifères. L’effondrement de certaines certitudes laissera la place à des visions à la fois nouvelles et très anciennes.

Je suis présentement dans la célébration d’une victoire : on a réussi, dans les dernières années, à ébranler cette idée qu’il n’y avait qu’un seul récit valable. Maintenant, il y a plusieurs voix. C’est vrai pour les récits émergeant de #MeToo, c’est vrai pour les nouvelles dynamiques décoloniales, pour les récits sur racisme, pour les multiples voix d’aujourd’hui sur notre rapport au vivant. Qu’y aura-t-il après l’effondrement de l’édifice ? Il nous restera la voix du cœur, la réunion avec tou·te·s ceux et celles qui ont été oublié·e·s, avec le monde des Ancêtres aussi, tou·te·s ces défunt·e·s, ces gens qui ont été effacés de l’histoire, mais qui sont encore là d’une certaine façon, et c’est vrai des autres espèces de la terre aussi.

D. G. : Il y a effectivement une prise de parole qui est multiple. J’adore cette image de l’« émeute épistémique ». La force de la réaction actuelle qu’on vit contre l’antiracisme, contre le féminisme, contre l’affirmation autochtone témoigne de la puissance de cette prise de parole là. Cette parole-là nomme une domination, alors que le récit unique, national et colonial reposait sur un silence. Quand tu parles de cette exigence d’oubli que la société dominante a envers les opprimé·e·s, c’est une incitation à une complicité, à garder le silence sur la domination. C’est comme dire : « T’en auras pas, de mémoire  », parce que la mémoire révèle la domination qui est requise par cette forme de vie là, qui carbure au mythe de la violence nécessaire. On ne peut pas reculer de ça à mon avis.

Quand tu dis que le colonisé comprend très bien la société coloniale et qu’il peut l’expliquer au colonisateur alors que l’inverse n’est pas vrai, je ne peux qu’imaginer combien elle est pénible, la situation actuelle d’une perspective autochtone dans ce monde colonial qui veut se laver les mains, qui veut être gentil, qui veut inclure, qui veut intégrer, mais qui exige en même temps cet oubli-là.

Je pense que les masques sont tombés, et je le partage cet enthousiasme-là. On vit un moment un peu révolutionnaire. On n’est pas sûr d’où ça va, on sait ce qui ne marche plus, on n’a même pas besoin de le mettre par terre puisqu’il dysfonctionne. On habite le dysfonctionnement de ce monde-là, et je trouve qu’une parole comme la tienne et tout ce fleuve de sagesse avec lequel on peut se brancher, ce rapport à la terre, c’est plein de pouvoir, d’autres sortes de puissances.


[1Il est possible de visionner cet échange sur la page Facebook du festival TransAmériques.

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