Société
Commission Viens. Réconciliation et (in)action
Entrevue avec Jacinthe Poisson et Sébastien Brodeur Girard
À l’automne 2019, le commissaire Jacques Viens déposait le rapport final de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics. Un total de 142 appels à l’action y étaient formulés afin d’améliorer les relations entre les Autochtones et les services de police, de justice, correctionnels, de protection de la jeunesse, ainsi que les services de santé et services sociaux. Le gouvernement du Québec annonçait le 17 septembre 2021 que 68 appels à l’action avaient été réalisés ou étaient en voie de l’être. Qu’en est-il vraiment ? Deux membres du Comité de suivi des appels à l’action de la commission Viens partagent leurs observations. Propos recueillis par Samuel Raymond.
À bâbord ! : Que s’est-il passé depuis le dépôt du rapport ? Qu’est-ce qui a mené à la création du comité de suivi ?
Jacinthe Poisson : Un an après le dépôt du rapport, nous avons constaté que très peu d’appels à l’action avaient été mis en œuvre. Surtout, nous avons constaté qu’il n’y avait pas de réelle transparence de la part du gouvernement concernant leur état d’avancement. En effet, le Secrétariat aux affaires autochtones a fait une sortie dans les médias pour dire que 51 appels à l’action étaient amorcés ou réalisés, sans donner plus d’information sur lesquels et dans quelle mesure ils avaient été réalisés. Ce n’était pas un bilan admissible pour nous et pour différentes autres organisations impliquées. Cet événement a mené à notre démarche indépendante pour documenter le suivi des appels à l’action, notamment en réalisant des demandes d’accès à l’information. Depuis, ce sont environ 150 demandes d’accès à l’information que nous avons envoyées à différents ministères.
Notre démarche bénévole visait à produire un outil académique pour faciliter l’évaluation de la situation par les organisations impliquées dans les dossiers touchés par la Commission Viens.
Sébastien Brodeur Girard : Quand le rapport de la commission est sorti il y a deux ans, plusieurs appels à l’action demandaient de mettre en place un mécanisme de suivi indépendant pour s’assurer de la mise en œuvre. L’absence de mécanisme laissait seul le gouvernement pour évaluer le degré de réalisation des appels. Cette situation nous semblait exiger un examen citoyen, académique et scientifique. Par ailleurs, la Protectrice du citoyen a récemment annoncé qu’elle allait prendre en charge le suivi, comme c’était demandé par la commission Viens. Nous allons travailler avec elles et eux dans l’intérêt de rassembler les ressources.
ÀB ! : Est-ce que la mort de Joyce Echaquan, les appels à l’adoption du Principe de Joyce et les « récentes découvertes » de cimetières d’enfants sur les sites des pensionnats autochtones à travers le Canada ont eu un impact sur le déroulement de vos travaux ?
S. B. G. : Ces événements ont assurément motivé notre travail. La principale conclusion de la commission Viens veut qu’il soit impossible de nier la discrimination systémique dont sont victimes les membres des Premières Nations et les Inuit dans les services publics. Le décès de Joyce Echaquan à l’hôpital de Joliette est arrivé un an après le dépôt du rapport, dans la même semaine où le gouvernement offrait un suivi flou des appels à l’action. Cet événement est venu confirmer la persistance des enjeux de discriminations et de racisme systémique.
J. P. : J’ajouterais que la santé était l’un des cinq services publics qui étaient traités par la commission Viens. Il y a eu beaucoup de personnes autochtones qui ont témoigné, avant cet événement, de mauvais traitements à l’hôpital de Joliette, à Lanaudière et plus largement au Québec.
S. B. G. : Une représentante du CISSS de Lanaudière, devant les nombreuses problématiques touchant son territoire, avait affirmé qu’elle allait informer de la situation les autorités du CISSS et que des corrections nécessaires seraient appliquées. C’était un an avant le décès de Joyce Echaquan. C’est un exemple qui démontre que la pression doit être maintenue pour que chaque dossier avance.
ÀB ! : Que montre votre suivi des appels à l’action ?
J. P. : Nous avons rassemblé les appels à l’action en trois catégories d’état d’avancement. Ainsi, nous concluons que cinq appels à l’action sont réalisés pleinement. Soixante-deux appels sont amorcés et soixante-quinze sont non réalisés, ou alors il n’y a aucune information disponible à leur sujet. Nous avons élaboré cette catégorisation en considérant que ce n’était pas notre rôle d’identifier ce qui est satisfaisant ou non : cette étape revient aux organisations autochtones. Notre rapport devient un outil d’appréciation, d’évaluation et de revendications.
Les constats transversaux ont été amorcés de manière très minimale. L’un des exemples flagrants concerne l’affichage bilingue ou trilingue dans des bureaux de services publics situés dans des communautés autochtones et inuit. Lors de l’une de ses sorties médiatiques, le gouvernement annonçait qu’il avait mis de l’affichage en inuktitut dans deux palais de justice au Nunavik… C’est anecdotique considérant l’ampleur de ce qui doit être fait.
ÀB ! : Le rapport compte 142 recommandations : quelles sont les priorités ?
S. B. G. : On me pose souvent la question et je trouve que c’en est une mauvaise, puisqu’on parle du gouvernement du Québec : c’est une grosse machine qui peut réaliser plusieurs appels à l’action en même temps. Chaque service public a les capacités de se saisir des recommandations.
Néanmoins, je suis d’accord pour dire que ce qui devrait être réalisé en priorité, c’est ce qui est susceptible de provoquer de véritables changements en profondeur. Pour reprendre les termes du juge Viens, un problème systémique nécessite des solutions systémiques. Injecter de l’argent dans différents projets pilotes à durée limitée n’est pas mauvais, c’est important de reconnaitre que des choses avancent au gouvernement, mais comme le disait encore le commissaire, le fonctionnement à la pièce ne garantit pas de changements durables.
ÀB ! : Le concept de la sécurisation culturelle est présent à plusieurs reprises dans le rapport de la commission Viens. Qu’est-ce que la sécurisation culturelle et quelle est sa place dans le rapport et pour le suivi ?
S. B. G. : La sécurisation culturelle est l’idée de pouvoir offrir des services qui répondent aux besoins particuliers de chacune des cultures. Au Québec, il y a onze Premières Nations, il y a donc une variété de réponses à apporter pour confirmer la sécurisation culturelle. Des services rendus à des Inuit ne doivent pas être pensés de la même manière que des services rendus à des Mohawks, qui vivent à proximité de Montréal, par exemple. L’objectif est d’avoir des services qui tiennent compte des cultures des Premiers Peuples afin que les gens se sentent à l’aise de les utiliser.
En santé, par exemple, si les gens ont peur d’aller à l’hôpital à cause d’incompréhension culturelle, ça peut avoir des impacts concrets sur l’accessibilité.
Appliquer de manière égale les mêmes services à tout le monde sans tenir compte de la sécurisation fait qu’on passe à côté de la possibilité de bien répondre aux besoins de la population.
J. P. : La sécurisation culturelle est présente dans plusieurs appels à l’action. On pense souvent à la sécurisation culturelle en ce qui concerne le système de santé et services sociaux, mais le concept est aussi crucial dans les services policiers et de justice.
ÀB ! : Qui a le pouvoir de faire avancer les choses ?
S. B. G. : L’implantation des appels à l’action doit venir de deux directions principales. Premièrement, l’ampleur du problème systémique nécessite une volonté politique qui vient d’en haut. On parle entre autres du ministre responsable des Affaires autochtones ainsi que des différents ministères concernés. Néanmoins, il y a des résistances. C’est symptomatique de voir la réaction du gouvernement du Québec à l’égard de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Il y a eu une motion à l’Assemblée nationale pour la soutenir, mais pas de loi qui aurait consacré cette déclaration. Elle offre pourtant une approche globale pour avancer sur les enjeux autochtones.
Puis, il doit y avoir un travail de mobilisation à la base pour convaincre le plus de gens possible de la nécessité des enjeux soulevés. Par ailleurs, tout ce qui pourra contribuer à l’autodétermination des peuples autochtones sera positif, car l’autodétermination leur permet de développer leurs propres solutions. Le travail autour de la revitalisation des traditions juridiques autochtones ou bien la mise en place de systèmes de protection de la jeunesse par les communautés en sont des exemples.
J. P. : Pour les différents services publics, il faut renforcer les mécanismes d’imputabilité. Prenons l’exemple de la santé et des services sociaux, où les plaintes sont adressées au Commissaire aux plaintes et à la qualité des services. Encore aujourd’hui, les informations à propos des plaintes ne nous renseignent pas à savoir quel·le·s plaignant·e·s sont autochtones. Il n’y a donc pas d’indicateurs adéquats pour bien mesurer la situation. Et puis, il y aurait long à dire sur les mécanismes d’imputabilité des services policiers ou en matière de justice correctionnelle, par exemple. L’existence de données ethnoculturelles permettrait de constater efficacement les tendances discriminatoires. La question de la collecte des données était d’ailleurs le contenu du quatrième appel à l’action transversal de la commission.
ÀB ! : Plusieurs des ministères que vous avez approchés ont refusé de répondre à vos demandes d’accès à l’information. Qu’est-ce qui explique cette situation ?
J. P. : Il faut savoir que la loi sur l’accès à l’information permet seulement d’avoir accès à des documents existants, comme des courriels, des rapports ou des documents. Nous avons pu constater que les différents ministères ont des degrés de transparence variables. Le MSSS a été l’un des pires répondants, en refusant en bloc de répondre à l’ensemble de nos demandes à l’information. Le ministère de la Sécurité publique n’a pas non plus répondu. À l’opposé, d’autres ont été très transparents allant jusqu’à nous donner des échanges de courriels internes.
C’est un mécanisme qui s’avère assez déficient. En cas d’absence de réponse, on peut aller en révision à la Commission d’accès à l’information, mais ça va prendre deux à trois ans avant que le cas ne soit entendu. À ce moment, le répondant du service doit expliquer pourquoi il n’a pas répondu et quels articles de la loi il invoque. C’est donc plutôt dissuasif comme mécanisme.
S. B. G. : J’ajouterais que la loi elle-même a beaucoup d’exceptions possibles et les répondant·e·s s’en servent souvent.
ÀB ! : Comment s’organisera prochainement le suivi des appels à l’action ?
J. P. : On va voir la possibilité de réactualiser le travail du Comité de suivi dans un an. Il faudra voir si les ressources sont présentes et si la démarche est toujours significative et bénéficie du soutien du milieu ainsi que des partenaires.
S. B. G. : Dans un premier temps, on souhaite s’assurer que tou·te·s les partenaires autochtones éventuel·le·s reçoivent l’information et puissent poser des questions. Nous allons aussi surveiller ce qui sera mis en place du côté de la Protectrice du citoyen. On garde en tête qu’il faut une imputabilité et que, s’il faut que les citoyen·ne·s et le milieu académique s’en mêlent pour que ça avance, on va certainement continuer le travail.
ÀB ! : Que peut-on attendre des médias alternatifs et de gauche ?
J. P. : Nous avons connu au Québec des commissions d’enquête avec une couverture médiatique serrée. Je pense à la commission Charbonneau, qui était suivie à la manière d’un téléroman. On a constaté que la commission Viens était très peu suivie, à part peut-être par la station de Radio-Canada en Abitibi-Témiscamingue. La première action à poser est de parler des réalités et des enjeux vécus par les Autochtones. Ensuite, il faut chercher la voix des personnes qui vivent les enjeux et des organisations concernées, qui les soutiennent depuis toujours. C’est essentiel, car ces personnes et ces organisations sont au front des luttes et des revendications auprès du gouvernement et des acteurs concernés.
S. B. G. : Ce qui est intéressant avec la commission Viens, c’est de voir que deux ans plus tard, on continue d’en parler. Combien de rapports ramassent la poussière ? Je crois que les médias alternatifs de gauche peuvent jouer un rôle dans la diffusion des enjeux au cœur de cette commission. Il faut développer le réflexe de parler des enjeux autochtones dans le but d’exercer une pression pour faire bouger les choses de façon systémique. Aussi, nous invitons les médias à explorer le tableau de suivi des appels pour s’inspirer et creuser chacun des sujets pour l’avenir.