Sortie des cales
Panne chez Facebook. Quand le monopole fait trembler la diaspora
Lorsque les services de Facebook ont cessé de fonctionner le 4 octobre dernier, le véritable séisme n’était pas celui qui a ébranlé Instagram et Messenger : c’était la panne de WhatsApp.
Nous sommes actuellement le 5 octobre 2021 au matin et je m’apprête à rédiger mon texte pour À Bâbord ! : j’ai un sujet, un plan et des notes de recherche. En cherchant la bonne manière de commencer mon texte, je scrolle de manière un peu absente sur Instagram. Mon feed est dominé par les blagues sur la panne des réseaux sociaux du 4 octobre qui aura duré près de six heures. Graduellement, je m’étonne de l’attention accordée à Instagram et Messenger car finalement, le vrai événement dans toute cette affaire, c’était la disparition de WhatsApp ! L’importance presque vitale de cette application dans de nombreux endroits du monde fait de sa disparition un événement inquiétant, et on doit prendre cela comme une occasion de se questionner sur les effets du monopole de Facebook sur les moyens de communication.
Whats-quoi ?
Si vous ne faites pas partie d’une diaspora, c’est peut-être difficile de vous rendre compte de l’importance de cette application. WhatsApp est une application de communication qui a été lancée en 2009 et a été rachetée par Facebook en 2014 pour près de 20 milliards de dollars. Cette application est un géant : tout d’abord, elle est gratuite et permet d’envoyer des messages et passer des appels tout aussi gratuitement, quasiment dans le monde entier. Ensuite, l’application permet d’effectuer des transferts financiers. Finalement, WhatsApp est construite sur un modèle de totale confidentialité des échanges et de protection des données (quoique le rachat par Facebook a largement remis en question cette dernière caractéristique). Ce combo gagnant a mené WhatsApp à réunir plus de 2 milliards d’usager·ère·s.
Ainsi, cette application permet de rester en contact instantané, aisément et gratuitement, au travers de multiples groupes de discussion qui se superposent (parents, frangin·e·s, oncles, tantes, cousin·e·s, ami·e·s d’enfance, d’école, etc.). C’est certes chronophage et bruyant (et le support de beaucoup de potentiel drama) mais cela apporte beaucoup de réconfort, on s’entend ! Je n’aurais jamais eu les moyens d’avoir fréquemment des nouvelles de mes parents si j’avais dû passer par mon abonnement de téléphone. Tout le monde ne maitrise pas Facebook, Zoom ou Skype, mais WhatsApp se rapproche suffisamment du fonctionnement d’un téléphone classique pour que son usage soit intuitif pour toutes les tranches d’âge.
Un lieu d’échanges économiques
Vous pourriez me dire : « OK, bon, six heures sans pouvoir écrire à ses proches, c’est embêtant, mais de là à en faire un sujet de chronique ? » Et c’est ici que je veux souligner l’importance de cette application, car WhatsApp, c’est aussi un espace d’échanges économiques. Dans certains pays, l’application sert aussi de carte de crédit, de plateforme Web pour les entreprises, et de canal de transferts financiers internationaux. En somme, elle centralise la vie de tous les jours. Dans ce contexte, imaginez que pendant six heures, non seulement vous ne pouvez plus contacter qui que ce soit, mais vous n’avez plus de moyens de paiement et le virement que vous devez recevoir urgemment est bloqué. Et ce n’est pas juste vous qui êtes touché·e, mais le pays tout entier ! Là, vous avez une petite idée du séisme qui a eu lieu le 4 octobre.
L’exemple le plus probant à ce titre est celui du Liban. En 2015, le gouvernement libanais annonçait vouloir instaurer une taxe sur WhatsApp, provoquant de grandes manifestations dans tout le pays. Bien sûr, ce n’est pas juste le projet de taxe qui a suscité une telle réaction : le Liban était alors le troisième pays le plus endetté au monde, avec des perspectives économiques ne cessant de se dégrader, et un problème de corruption politique qui semble endémique. Certain·e·s expert·e·s estiment que l’économie du pays dépend des soutiens financiers de sa diaspora, dont les transferts d’argent équivalent à 12 % du PIB national. La diaspora libanaise est d’ailleurs l’une des plus grandes au monde et on estime qu’elle dépasse désormais le nombre de Libanais·e·s resté·e·s au pays. Le climat politique se complexifie et se dégrade, les voies de communication téléphonique habituelles demeurent hors de prix, le nombre de Libanais·e·s à l’étranger augmente, tout comme le poids des transferts économiques internationaux : WhatsApp devient l’alternative indispensable. L’annonce de cette taxe était donc la goutte d’eau qui a mené à des manifestations populaires énormes visant notamment à réclamer la démission des dirigeant·e·s politiques. Une réaction populaire qui s’organise notamment… sur WhatsApp.
Un outil d’organisation politique
La confidentialité de l’application est (avant Zuckerberg) son deuxième énorme avantage en comparaison d’autres applications de réseau social. Non seulement vos données ne sont pas vendues à des publicitaires, mais même les instances gouvernementales ne peuvent avoir accès au contenu de vos discussions. Une telle protection des échanges a fait de WhatsApp un outil de lutte important dans de nombreux contextes nationaux.
Au Burkina Faso, en 2014, c’est par WhatsApp qu’ont circulé les mises en garde sur les déplacements des forces de l’ordre tandis que s’organisaient les manifestations qui allaient participer à faire tomber Blaise Compaoré, alors président. Un jeune militant résumait ainsi le contexte : « l’armée avait les armes et nous, nous avions WhatsApp ». Au Burundi, lorsque les médias ont été mis sous silence par le régime de Pierre Nkurunziza, c’est WhatsApp qui a offert une alternative pour faire circuler les informations. En Syrie, en plein conflit, WhatsApp a permis à des civils de lancer des appels à l’aide qui ont ensuite été utilisés pour coordonner les équipes de secours.
Bien sûr, le backlash est tout aussi rapide. WhatsApp devient l’application à abattre lorsque des dirigeant·e·s au sommet craignent un soulèvement populaire. On ne compte plus les pays qui ont tout fait pour bannir son usage, parfois en passant directement par la restriction d’Internet.
La position centrale de cette application offre ainsi le meilleur d’Internet, tout comme le pire. C’est aussi une application ayant permis la circulation massive de fausses informations, de manière d’autant plus efficace qu’il n’y a pour ainsi dire aucune restriction sur ce qui y est partagé. Tout peut être transmis, de bulle de conversation en bulle de conversation, en suivant l’idée de chaînes humaines. D’ailleurs, en 2018, WhatsApp a facilité la diffusion de propagande massive au profit de l’élection de Bolsonaro à la tête du Brésil. Énormément d’intox a circulé sur la COVID-19 et le vaccin, ce qui continue d’avoir un impact important sur les choix de nombreux individus issus de communautés vulnérables. Et tout cela n’est que la pointe de l’iceberg !
Halte au monopole !
D’une part, il y a quelque chose d’absolument terrifiant à considérer la place gigantesque qu’occupe une telle application en matière de communication et d’économie. Qu’un tel pouvoir soit rassemblé sous une seule filiale est déjà perturbant. Mais la dimension anxiogène a atteint son paroxysme lorsque cet outil massif a rejoint le monopole de communication Facebook. Qu’une seule compagnie ait pu s’arroger un tel contrôle est complètement surréaliste. Il y a une bonne raison pour expliquer qu’on ait des législations antitrust. Permettre à des entreprises – dont on doit ensuite utiliser les produits pour défendre nos droits face aux systèmes dirigeants – de devenir si puissantes menace très gravement les bases mêmes de la démocratie. Cela, en soi, aurait pu être un tout autre sujet de chronique, mais c’est bientôt l’heure d’appeler ma maman : on se contacte tous les jours à la même heure, via WhatsApp justement – enfin, sauf hier, quand l’application a bogué.