Politique
Élections fédérales : rien n’a changé, vraiment ?
À première vue, les dernières élections fédérales ont été inutiles et n’ont rien changé. Rebelote, en somme. Ce fut un rendez-vous manqué avec la démocratie, pourrait-on ajouter. Mais par-delà ces réactions spontanées, quel bilan peut-on faire du verdict des urnes – et qu’est-ce que cela annonce pour les prochaines élections provinciales ?
D’emblée, les grandes caractéristiques de la continuité demeurent intactes : les intérêts de la bourgeoisie canadienne restent toujours aussi bien préservés. Le système partisan, caractérisé par l’hégémonie du Parti libéral (PLC) et du Parti conservateur (PCC), est inchangé. Le mode de scrutin, increvable, génère toujours le même lot de contradictions. Le morcellement de l’électorat, qu’il soit géographique, sociologique ou idéologique, continue de nous donner autant de gouvernements minoritaires – un phénomène banal dans l’histoire parlementaire canadienne.
Un gouvernement usé
Que révèle alors cette 44e élection fédérale ? Que dégager de ses résultats ? D’abord, on repère les signes de l’usure du pouvoir chez un gouvernement dont la crédibilité est désormais sérieusement entamée. Face aux tories qui trépignent d’impatience à l’idée de reprendre un jour le pouvoir (mais qui n’ont pas su réunir les ingrédients nécessaires à la réalisation d’une grande coalition pancanadienne), le PLC a peut-être sauvé les meubles, sauf que son gouvernement a désormais l’allure d’un canard boiteux.
Jamais n’a-t-on vu un parti devoir justifier tout au long de la campagne, y compris jusqu’au jour fatidique du vote, son choix discutable de plonger le pays en élections. Aujourd’hui, 612 millions $ plus tard, le gouvernement libéral doit faire la démonstration qu’il est capable de gouverner sans avoir à déclencher des élections tous les 24 mois. Il a toute une côte à remonter pour combattre le cynisme qu’il a consolidé chez la population en voulant à tout prix « avoir les deux mains sur le volant » sans y parvenir. Le taux de participation anémique en septembre dernier (62 %) témoigne du défi rencontré. Le gouvernement a le fardeau de la preuve : est-il capable de gérer l’État durablement, sans succomber à répétition au piège des élections précipitées ?
Autres défis ou écueils sur son écran radar : l’inexorable réchauffement climatique et l’échéance du point de non-retour en termes de contrôle des émissions de gaz à effet de serre. C’est en outre la réputation de l’État canadien et de ses engagements internationaux qui est en cause. À quel prix le gouvernement libéral ira-t-il de l’avant avec Trans Mountain ? Continuera-t-il d’être aussi ouvertement complice de l’industrie pétrolière et gazière, en autorisant l’expansion de ses activités et en lui octroyant l’aide de l’État fédéral ?
Ce gouvernement devra aussi affronter les forces centrifuges qui fragilisent la fédération, comme les dynamiques régionales ou nationales. Depuis 2015, il a montré à quel point il pouvait être tenté par la centralisation ; comment résistera-t-il devant les pressions combinées des revendications autochtones, du sentiment d’aliénation régionale de l’Ouest et du nationalisme autonomiste québécois ?
À tout cela s’ajoute la préparation, au PLC, de l’après-Trudeau. Dans ce parti, les éléments favorables à la succession s’animent et il y a une possibilité réelle que le branle-bas pour un quatrième mandat consécutif soit précédé d’une course à la direction.
Désarroi à gauche
Un autre trait caractéristique de la présente conjoncture partisane est l’éparpillement de l’électorat de gauche, reflétant l’absence de projet politique porteur sur la scène fédérale. D’une part, les véhicules partisans traditionnellement associés à la gauche n’avaient pas surmonté la crise qui les affligeait. On pense bien sûr au Parti vert du Canada, qui a encore fort à faire avant de retrouver son centre de gravité, si tant est qu’il y parvienne. C’est aussi le cas du Nouveau Parti démocratique qui, bien que soumis à des déchirements moindres, connait également une traversée du désert, étant donnée la faiblesse de ses liens avec les mouvements sociaux et son modeste enracinement au Québec.
D’autre part, le grand éventail des options offertes, bien que légitime, favorisait une dispersion remarquable du vote progressiste, allant de l’annulation jusqu’au sauve-qui-peut libéral, incluant toutes les déclinaisons possibles du vote stratégique.
Enfin, dans certaines circonscriptions, le morcellement du vote progressiste était encore plus palpable. Il pouvait se décliner, ici ou là, en un appui critique à une candidature du Bloc québécois, en un vote pour le Parti Rhinocéros, ou encore en un soutien à un·e candidat·e indépendant·e, comme la décroissanciste Noémi Bureau-Civil dans Rimouski-Neigette–Témiscouata–Les Basques.
Sur la scène fédérale, depuis près d’un siècle, rarement aura-t-on vu la gauche aussi incapable d’articuler une offre politique cohésive, pouvant le moindrement prétendre à une candidature au pouvoir.
L’échiquier se redessine à droite
Au Québec, cette élection aura consacré un processus de recomposition des forces en faveur de la droite, déjà amorcé depuis plusieurs années. Ce qui est inédit, cette fois, c’est la candeur avec laquelle la Coalition avenir Québec (CAQ) a exprimé son appui au Parti conservateur. L’engagement indéfectible du Bloc derrière la CAQ, malgré la préférence affichée de cette dernière pour le PCC, avait de quoi étonner – tout comme le vibrant appel caquiste en faveur du parti d’Erin O’Toole, d’ailleurs, un appel qui semblait surgir de nulle part. Ce qui prend l’apparence d’une erreur tactique de la CAQ (d’un point de vue électoraliste) cache possiblement une vision stratégique à moyen et à long terme, au cœur de laquelle figure l’électorat des anciens bastions adéquistes, ainsi que la machine électorale conservatrice.
Dans ce contexte, le Parti québécois (PQ) s’est retrouvé largué par son frère fédéral. L’état-major péquiste s’est placé encore une fois à la remorque de la constellation caquiste et de sa sacro-sainte défense des champs de compétence du Québec.
En somme, on assiste ici à un rare alignement des planètes : le PQ appuie le Bloc, qui appuie lui-même la CAQ, qui elle-même appuie le PCC. Cette réorganisation prépare le prochain scrutin, provincial celui-là. À l’initiative de la CAQ, l’affrontement pourrait ainsi se décliner selon des clivages non pas inédits, mais nouvellement conjugués.
Le gouvernement de François Legault met la table pour une bataille rangée d’ici octobre prochain, solidement campée sur le terrain identitaire, mais mêlant aussi adroitement une variété d’intérêts associés à la droite. La trinité Loi 21 / langue française / valeurs québécoises sera certainement à l’honneur et elle pourra être mâtinée au besoin d’un serment d’allégeance aux défenseurs des champs de juridiction des provinces, comme Honoré Mercier, Maurice Duplessis ou Daniel Johnson père. À la clé, on ne manquera pas d’invoquer les intérêts d’un certain Québec, présenté comme monolithique et authentique, celui des régions et du 450.
Mais tout cet arsenal culturel conservateur sert en fin de compte un ordre du jour probablement bien plus prosaïque : la poursuite du développement turbo-capitaliste du Québec, à grand renfort de troisième lien, de soutien à l’entreprise privée, de rigueur dans la gestion des finances étatiques, d’affaiblissement de l’universalité des services publics et de laxisme dans la lutte aux changements climatiques.
Il est navrant que les récentes élections fédérales aient eu au Québec cet effet-là : aider la droite à se structurer et à préparer le terrain sur lequel elle tablera pour sa candidature au pouvoir provincial, de 2022 à 2026.