La censure sur internet...notre antidote

No 044 - avril / mai 2012

Politique

La censure sur internet...notre antidote

Comment des technoactivistes militent pour contrer la surveillance électronique et la censure

Antoine Beaupré

Internet est de plus en plus censuré et surveillé. Twitter annonçait récemment avec grand tapage sa nouvelle capacité de censurer du contenu par pays : Google collabore maintenant à la censure en hine ; Facebook est une base de données de tous vos messages et images intimes, sans oublier la carte détaillée de votre réseau social, le rêve de toute agence de renseignement ; quant au Canada, il se dirige vers de nouvelles lois sur le droit d’auteur et la surveillance électronique qui rendront jaloux les pays les plus répressifs du monde entier [1].

Bref, Internet, qu’on croyait libre par essence et une force de changement pour la liberté d’expression, s’avère la «  plus importante menace pour la vie privée [2]  » de ses utilisateurs, de plus en plus nombreux. Comment cela est-il arrivé ? Et comment faire marche arrière  ?

L’architecture, le code et les marchands

Contrairement à la croyance populaire, Internet n’est pas, par essence, démocratique ou ouvert. En fait, s’il y a bien quelque chose qui n’a pas de nature, c’est bien Internet, qui est une totale construction humaine. La «  nature  » du réseau dépend de la façon dont il est construit.

Internet est principalement basé sur un ensemble de protocoles ouverts et des logiciels libres. Ces deux piliers historiques assurent une certaine ouverture  : si vous parlez le bon «  code  », le bon protocole, vous pouvez participer au réseau, par exemple en hébergeant vos courriels ou votre serveur Web vous-même, mais encore faut-il avoir le savoir-faire pour configurer et maintenir ces services.

De plus, cette participation a été limitée par l’architecture du réseau développé  : en tant que simple consommateur, vous avez été mis en périphérie, avec une connexion asymétrique, qui est conçue bien moins pour envoyer de l’information que pour en recevoir, un peu comme la télévision. Mais contrairement à la télévision, l’envoi de données est nécessaire au bon fonctionnement du réseau, et ne peut donc pas être coupé complètement. Ainsi, seulement 15 % du débit de votre connexion résidentielle est disponible pour l’envoi de données.

Cette conception est délibérée, car les fournisseurs d’accès Internet (FAI) sont en conflit d’intérêts. Bell Canada, par exemple, opère un service de télévision satellite qui entre en compétition avec Youtube, qui vous permet de publier des vidéos sur un site centralisé, ou BitTorrent, qui vous permet de partager tout type de contenu directement avec d’autres utilisateurs.

Ainsi la liberté d’expression et la capacité de diffusion des utilisateurs réguliers d’Internet sont grandement limitées, à un point tel que les applications qui ont été développées sur cette nouvelle architecture asymétrique sont en fait des systèmes fortement centralisés. Sur Facebook, par exemple, les millions d’utilisateurs ne se parlent pas directement, mais passent toujours par le serveur de Facebook pour échanger entre eux, ce qui les rend vulnérables à la censure, la surveillance et l’espionnage. La compagnie engrange ainsi d’immenses bénéfices en vendant au plus offrant les informations privées de ses utilisateurs, alors que d’autres compagnies comme Google vont s’appuyer sur la vente de publicités ciblées.

La vie privée s’érode alors de façon catastrophique. Alors que nos dossiers et informations personnelles se trouvaient jadis dans nos portefeuilles et classeurs gris, ils se trouvent maintenant dans «  le nuage  », sur Internet, dans un serveur quelconque chez un fournisseur sur lequel nous connaissons finalement si peu. Cette information est dès lors accessible à des agences de polices avec lesquelles la compagnie veut bien collaborer (ce qui est le cas de Bell Canada, notamment), des employées malhonnêtes ou des hackers malicieux. Avec les nouvelles lois de surveillance à venir au Canada, ces données seront d’ailleurs accessibles sans mandat.

L’antidote  : la décentralisation

Jusqu’ici, j’ai décrit les efforts de nos ennemis (l’État, les compagnies) à contrôler nos vies privées et nos capacités d’organisation. Mais ils ne sont pas les seuls dans la lutte  : une poignée de hackers ingénieux militent depuis les débuts de Internet pour assurer la survie des notions d’ouverture, de transparence et d’humanité du réseau. On a précédemment décrit ici les logiciels libres et la politisation des communautés reliées [3]. Nous avons également parlé des efforts de communautés hackers pour publier les scandales gouvernementaux [4]. On se doit aussi de mentionner des logiciels comme Tor, qui permettent de naviguer en dissimulant notre emplacement et notre identité.

Un nouveau venu dans cette faune bigarrée est le projet Freedombox, qui vise à créer des «  machines intelligentes pour faciliter la communication entre les gens, de façon sécuritaire [et] faire de la liberté de penser et d’information un élément permanent du réseau qui possède nos esprits [5] ». Basée sur le système d’exploitation Debian GNU/Linux, la Freedombox est conçue comme une toute petite machine, grosse comme un poing, qui roule exclusivement des logiciels libres mais surtout décentralisés.

Construire des alternatives libres à Facebook et Skype est une priorité dans la communauté du libre. Le projet Freedombox vise à inclure ces projets dans une interface facile à utiliser et à maintenir. La Freedombox remplacera votre routeur sans fil, qui est présentement une boîte noire sur laquelle vous avez peu de contrôle, par une machine puissante qui fera office de serveur et vous permettra de partager vos données avec votre famille et seulement votre famille, avec l’aide de protocoles sécurisés.

Le projet est ambitieux et les défis sont énormes. Par exemple, la Freedombox n’a pas d’écran et une mémoire limitée. Elle serait gérée à partir de votre téléphone ou de votre ordinateur portable. Il va sans dire que ce qui est déjà difficile à faire dans Windows ou Ubuntu sera encore plus difficile à faire à distance, avec de nouveaux logiciels et protocoles. De plus, l’asymétrie des connexions résidentielles rendra le partage des données de la Freedombox plus difficile puisque les connexions sont conçues pour recevoir et non pour partager.

Le plus grand risque est cependant que la Freedombox reste marginale, confinée aux tronches qui seraient les seuls sécurisés dans leur ghetto technocratique. Mais si ces «  geeks  » ne créent pas ces alternatives, il est certain qu’elles n’existeront tout simplement pas. Sans la Freedombox et une réorganisation politique de Internet, le réseau continuera de dériver vers une formidable architecture de surveillance et de contrôle. Cette dérive est bien en marche  : vos gouvernements et compagnies favorites vont l’assumer avec une violence grandissante dans les années à venir. Il revient à nous tous de renverser la vapeur, par notre implication technique mais aussi politique, car la technologie seule ne nous sauvera jamais, il faut aussi attaquer le «  logiciel politique  »  : nos codes de lois.


[1Antoine Beaupré, «  Fin de la vie privée au Canada ?  », À Babord !, no 33, février–mars 2010. Voir aussi  : www.unlawfulaccess.net et le projet de loi C-11 ainsi que l’accord commercial ACTA.

[2Commissariat à la protection de la vie privée, La plus importante menace pour la vie privée, disponible au iap.priv.gc.ca.
Note  : le Commissariat parle plus particulièrement des fournisseurs d’accès Internet, mais on peut se permettre cette généralisation.

[3Stéphane Couture, «  Les logiciels libres : entre collaboration en réseau et accès libre à la connaissance  », , À Babord !, no 35, été 2010.

[4Antoine Beaupré et Anne Goldenberg, «  La guérilla cybernétique  », À Babord !, no 37, décembre 2010 – janvier 2011.

[5Eben Moglen, www.freedomboxfounda tion.org.

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