Éducation
Quitte ou double
De l’inégalité des bourses aux études supérieures
La lutte étudiante actuelle concerne les frais de scolarité, enjeu certes criant, mais qui cache un autre système de ségrégation entravant l’accessibilité à l’éducation : les bourses aux études supérieures provenant d’organismes fédéraux ou provinciaux. On en vient à se demander lequel des deux, frais de scolarité ou absence de bourses, restreint le plus fortement l’accès aux études supérieures.
Car c’est sur la tranche d’une décision, de l’octroi ou non de bourses de recherche pour les étudiantes, que fleurissent ou prennent fin des parcours intellectuels, sur un oui ou un non sans appel, comme le principe de l’élimination de la télé-réalité. Nous écrivons ce texte parce que la pièce est tombée du bon côté pour nous, parce que nous avons eu ces bourses et que nous nous interrogeons sur ce qu’elles font de nous. Évidemment, avec cet article, nous avons conscience de réaffirmer notre situation de privilégiées : on ne peut cracher dans la soupe qu’une fois qu’elle nous est servie. Mais nous voulons aussi témoigner pour ceux et celles qui n’ont rien dit, après réception de leur lettre de refus, et ont discrètement quitté l’université, comprenant douloureusement que ce n’était « pas pour eux ».
Le temps idyllique où les études pouvaient servir de refuge contre le travail, contre la loi du marché, est définitivement terminé. Contribuant à cette fin, le système des « subventions à la recherche » (euphémisme bureaucratique signifiant 35 000 $ par année pour trois ans au doctorat et 17 500 $ pour deux ans à la maîtrise), crée un état de permanente compétition entre les étudiantes, toujours des « chercheures en herbe » par défaut.
« Subventions. » Comme s’il s’agissait là d’un supplément pour qui aura su faire briller sa bonne étoile plus fort que les autres. Alors que sans elles, il est quasiment impensable dans les conditions actuelles de poursuivre des études supérieures sans s’empêtrer dans des dettes faramineuses et en petits contrats bouffeurs de temps : « 93 % des boursiers considèrent que la bourse du FQRSC a été un facteur assez ou très important dans la poursuite de leur programme de formation [1]. » Ce « petit bonus » fait finalement la différence entre entrer dans le marché universitaire des études supérieures ou crever à sa porte.
Des critères à l’image des valeurs entrepreneuriales
En théorie, ces bourses sont supposées libérer du temps pour la recherche (on n’ose plus dire pour la « pensée » dans le jargon des organismes subventionnaires). Dans les faits, la course aux bourses se révèle être un travail à temps plein. Comme dans le reste du capitalisme avancé, l’économie du savoir exige la mise en valeur de compétences variées, flexibles et intégrales. Les critères d’attribution de la plus élitiste des subventions – la bourse Vanier, s’élevant à 50 000 $ par année – sont axés particulièrement sur les capacités de « leadership » du candidat, vocable préféré de ces programmes lorsqu’il s’agit de désigner le parfait sujet de cette économie. Sous le « leadership » se cache l’exigence de n’avoir aucun moment d’absence, de ne connaître ni doute ni difficulté à consentir à ce monde.
C’est aussi avoir le détachement nécessaire qui répond à l’état d’équivalence généralisée qui y règne. On remplit une demande de bourse sur la déchéance existentielle du monde de la même manière que s’il s’agissait de modélisation de réseaux neurologiques. Équivalence totale des sujets et des conclusions ; des savoirs-marchandises. Ce qui compte, ce qui est vraiment évalué, c’est la collaboration entière du ou de la chercheure multitâches, son leadership add-on, sa capacité à vendre sa recherche, à discourir sur sa valeur de chercheurE et à y adhérer par la même occasion. À partir de la maîtrise, nous sommes désormais tous et toutes des éternels demandeurs et demandeuses de bourses, des pigistes de la pensée.
Nous jouons dans cette pièce de l’université-usine le rôle du ou de la chercheure dynamique, comme autrefois d’autres jouaient au savant porteur de la vérité de la civilisation. Il ne s’agit plus seulement de conformisme, auquel cas il est encore possible de se dissimuler, c’est une économie de surproduction de nouveautés, toutes aussi identiques, à l’image du système marchand. Et pour produire une demande supérieure, pour « tomber en plein dans le mille », il faut inévitablement se produire soi-même en tant que marchandise, savoir se vendre, tout en faisant perdurer le mythe de l’intellectuelle engagée dans le monde. La recherche de bourses est perpétuelle, professionnelle.
Une bourse sert finalement à étoffer les catégories de son dossier de boursier : « contributions à la recherche », « prix et distinctions », « expériences de travail ». Les demandeurs et demandeuses de bourse et les récidivistes sont plongés dans une course effrénée à la publication d’articles que personne ne lira, de conférences bidon à l’ACFAS, ce congrès fantoche où l’on paye 80 $ pour discourir devant une salle vide pour ajouter une ligne à son CV. La bourse aspire dans sa propre temporalité : la course (pour la transmission, pour la publication), et dans son propre espace : l’université comme monde de l’élite professionnelle. Dès lors, il ne s’agit plus de rester à l’université pour refuser le marché du travail, mais d’y rester comme dans un marché parallèle.
Quand sélection rime avec démocratisation
Les organismes subventionnaires parlent beaucoup de l’élite qu’ils soutiennent. Ils publient des tas d’études sur les impacts des bourses sur une carrière universitaire, sur la durée des études. Ils se targuent que les deux tiers des boursiers et boursières au doctorat finissent par gagner plus de 75 000 $, alors que les non-boursiers et non-boursières ne sont que 13 % à avoir un tel salaire [2]. Ils ne s’intéressent jamais aux nombreuses vies sur lesquelles leur élite s’élève. Ces sacrifiées servent finalement de piédestal : peu de demandes sont acceptées, seulement 19 % au niveau national pour le doctorat au CRSH [3]. Pourtant, l’ensemble des demandes provient de la strate potentiellement méritante de la population étudiante : celle qui passe le barème informatique de la moyenne minimale requise, c’est-à-dire A-. Au bout du compte, seulement 5,4 % des étudiantEs aux cycles supérieurs de l’UQAM ont obtenu une subvention du CRSH en 2010-2011 [4].
Malgré la dissymétrie énorme entre les « subventionnées » et les autres, il y a absence de discussion politique sur la question, même chez des gens qui se réclament de la gauche progressiste. Il n’y a pas mise en commun de la question, comme il n’y a pas mise en commun de l’argent. On reste discret sur sa situation financière à l’université, comme si l’argent risquait de salir la pureté du savoir, de renvoyer une image ternie du mérite.
Le rapport entretenu avec l’idée d’élite est proprement délirant. Les organismes arrivent pourtant à présenter leur geste de sélection comme une démocratisation de l’accès aux études supérieures. On ne voit pas en quoi le remplacement d’une élite de gosses de riches par une élite de bolées (et souvent gosses de riches) contribue réellement à l’ouverture de l’université à tous et à toutes. Dans la société libérale, la hiérarchie du « mérite », fondée sur le sacro-saint mythe de l’égalité des chances, reluit de légitimité. On ne se demande même plus ce que pourrait être un modèle acceptable de redistribution de ces sommes puisque tous et toutes ont intériorisé la cause de la méritocratie, de l’infériorité des fainéantes qui n’ont pas su rentabiliser leurs études pour garnir leur CV. Effectivement, ces concours ne sont pas fondés sur une discrimination de genre (69 % de boursières au CRSH), ni ethnique [5]. C’est une discrimination bien plus dure, plus insidieuse, celle de la performance. Elle blesse durablement, car l’individu non méritant n’a que lui-même à qui s’en prendre, il n’y a apparemment aucune cause structurelle lui barrant l’accès à la réussite que sa propre insuffisance.
On en viendrait à souhaiter un parti des « mauvaisEs étudiantEs » réclamant leur place à l’université, plaidant le droit d’étudier non seulement sans entraves économiques, mais aussi sans exigences de rendement, de productivité de la pensée. Imaginer une politique du laisser être, du droit à l’errance académique qui vaut en tant qu’expérience propre, sans « servir à quelque chose ». Une politique qui sabote l’idée de productivité académique et ses produits dérivés.
En 1966, dans leur toujours aussi pertinent texte « De la misère en milieu étudiant », les situationnistes parlaient d’une minorité révolutionnaire consciente parmi la masse des étudiantes aliénées, qui passait avec facilité les examens et n’était à l’université que pour le seul avantage réel de celle-ci : les bourses. À l’époque, les bourses étaient encore attribuées automatiquement en fonction des notes. Cette stratégie est-elle aujourd’hui soutenable, alors que cette minorité est mise en compétition avec elle-même et mobilisée par la production de son CV ? Aujourd’hui, les bourses ne servent plus à dégager du temps pour penser, vivre, explorer ; elles sont un mode de rémunération pour des chercheures intégralement résumées dans leur CV académique. Les bourses concourent à l’internement dans l’université-usine.
[1] Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FQRSC), Rapport annuel de gestion 2009-2010, 2010, p. 31. Disponible en ligne au www.fqrsc.gouv.qc.ca.
[2] Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), L’enquête du CRSH sur les bourses : rapport final, 2011, p. 17. Disponible en ligne au www.sshrc-crsh.gc.ca.
[3] CRSH, Statistiques relatives aux concours, bourses de doctorat 2010-2011, 2011. Aussi disponible en ligne.
[4] Basé sur les données publiées par le CRSH concernant les octrois, recoupées avec les statistiques d’inscription pour les programmes des cycles supérieurs de l’UQAM (excluant la faculté des sciences).
[5] Voir la liste des attributions des bourses Vanier 2010-2011 au www.vanier.gc.ca dans la page "recherche d’un boursier"