Dossier : femmes inspirées, femmes inspirantes
Marie-Claire Blais, et le reste
Faisons un test, je vous le propose. Allons en lire quelques pages sur un banc de la gare centrale de Montréal, vers dix-huit heures, quand se croisent tous les étages d’une ville, et toutes les directions qui s’offrent pour s’en éloigner. Nous serons chez elle, elle n’a pas besoin de nommer ce pays pour l’arpenter dans ce qu’il est devenu.
Hier encore je me suis irritée en lisant un analyste par ailleurs intelligent qui, ayant réussi à aller au cœur de son propos critique, croyait utile d’assener un point final en forme de balayage : « tout le reste est littérature. » C’est-à-dire poussière, légèreté, au pire un encombrement et au mieux une dentelle. Si la littérature n’avait pas été au cœur des propos sur la vie, de la naissance de l’alphabet jusqu’à nos jours numérisés, le monde ne serait pourtant qu’ignorance et barbarie. Mais le cliché sévit toujours, même chez les beaux esprits.
Certes il sévit partout, au Québec comme ailleurs, mais je veux en ce moment m’en tenir au Québec, aux fins de témoigner de mon estime pour Marie-Claire Blais, femme inspirée et inspirante, qui incarne à elle seule le « reste » immense et essentiel qu’est la littérature. Je la connais très peu, je l’ai croisée de temps à autre sans désir d’entamer sa réserve, je préfère rencontrer les auteurs dans leurs livres, la question met les meilleurs à la torture et Marie-Claire Blais est réticente à la confidence.
C’est par l’objet-livre qu’elle m’a d’abord touchée. Au milieu des années soixante, j’étais pensionnaire dans un lieu gris où de tristes jeunes femmes conscrites en religion livraient maladroitement les dernières batailles d’une Église en déroute, qu’elles allaient bientôt quitter elles-mêmes. Elles nous interdisaient de lire Jean-Jacques Rousseau, George Sand, mais tout autant « l’existentialiste » Marie-Claire Blais. Nous comprenions ainsi qu’il fallait les lire, ce fut autant de pris contre les éteignoirs, je suis donc entrée en littérature québécoise par la grande porte, celle d’une saison dans la vie d’Emmanuel plutôt que celle des grands airs de Menaud. Le contenu même de ces livres, je m’en souviens vaguement, mais je revis avec bonheur la libération du geste, celui de l’emprunt dans une bibliothèque d’Ottawa, du transport interprovincial clandestin jusqu’à Hull, de la cache sous le matelas dans un dortoir de moins en moins surveillé.
Ce qu’elle racontait m’est aujourd’hui un souvenir embrumé, mais ce qu’elle disait me revient avec force. Je lisais des niaiseries depuis que j’avais appris à lire, je m’en accommodais bien, et soudain, une écrivaine à peine plus âgée que moi m’apprenait que notre monde, le mien, le sien, était non pas une suite d’événements quotidiens petits et grands où se tissaient des histoires petites et grandes, mais un magma où la tête, blanche, se heurtait aux misères, noires, dans un chant qui n’était pas entièrement désespéré. J’ai grandi en Abitibi à l’ombre d’une mine dont les déchets avaient transformé les abords d’un superbe lac en marécage aux surfaces mordorées, on pouvait rêver de s’y enliser pour y mourir doucement ou y imaginer un vivier pour oiseaux de feu, c’était selon ce qu’on pouvait en comprendre ou deviner. Telle est l’image qui me vient encore en me remémorant mes premières lectures de Marie-Claire Blais.
Elle aurait pu, le succès immédiat aidant, devenir une écrivaine filante, comme tant d’autres que les lendemains de la Révolution tranquille ont détournés vers des occupations par ailleurs vaillantes. Elle est demeurée en littérature, son écriture a mué sans changer vraiment, l’ampleur du phrasé a dû se développer pour accueillir plus récemment l’immensité de la fresque dont Soifs est l’origine, mais elle est restée imperméable aux tendances littéraires, aux saisons de l’intime qui ont succédé aux saisons du formalisme qui ont succédé aux saisons du politique. Et elle dit toujours le marécage mordoré, sans y voir une impasse. Je l’ai entendue expliquer cela lors d’un entretien à la Grande Bibliothèque, elle insistait sur ce qui bouge et avance sous la surface des êtres et des choses qu’elle met en scène, mais qu’elle n’enlise pas.
Son affirmation d’un futur est reçue avec scepticisme, on la présente aux jeunes comme une écrivaine aux idées plutôt sombres et de très (trop) haute expression, on les intimide. Lire Marie-Claire Blais ce serait comme lire Marcel Proust, un marathon pour intellectuels élégants et détachés du monde. D’autant que son monde, justement, n’est pas précisément le Québec, qu’il se tient dans toute l’Amérique et souvent au-delà. Faisons un test, je vous le propose. Allons en lire quelques pages sur un banc de la gare centrale de Montréal, vers dix-huit heures, quand se croisent tous les étages d’une ville, et toutes les directions qui s’offrent pour s’en éloigner. Nous serons chez elle, elle n’a pas besoin de nommer ce pays pour l’arpenter dans ce qu’il est devenu.
Si la gauche du Québec, parfaitement d’accord avec la droite pour confondre la littérature avec un « reste », s’avisait un jour d’entrer en culture, elle rencontrerait certainement Marie-Claire Blais sur les traces de l’essentiel. Encore faudrait-il pour y arriver qu’elle commence par s’extirper des idées reçues au sein de son pensionnat. Mon espérance, pour le coup, est très mince.