Dossier : femmes inspirées, femmes inspirantes
Kim Pate
Prison ≠ logement social
Trop de femmes autochtones sont " chez elles" derrière les barreaux de nos prisons canadiennes
Kim Pate, mère de deux enfants, professeure, avocate, réformatrice, est depuis 1992 directrice générale de l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry (CAEFS) qui œuvre au Canada avec et en faveur des femmes et des jeunes filles marginalisées, victimisées, criminalisées et institutionnalisées. Elle a reçu de nombreux prix parmi lesquels les plus récents : le Prix pour l’égalité des femmes, du Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (2010) ; le prix des Droits de la personne dans le milieu correctionnel, du Bureau de l’enquêteur correctionnel (2011) ; et le Prix du Gouverneur général, en commémoration de l’affaire « personne » (2011).
Kim est récemment apparue à l’émission de télévision The Fifth Estate’s – en novembre 2010. Cette émission était consacrée à l’histoire d’Ashley Smith, qui est morte le 19 octobre 2007 à l’âge de 19 ans, alors qu’elle était sous supervision préventive pour ses tendances suicidaires au Canadian Federal Grand Valley Institution for Women, morte bien que les gardiens la surveillaient par vidéo. Mais, dans l’ombre, Kim n’a cessé d’être une avocate passionnée de ces femmes dont les voix ne sont que trop rarement entendues et respectées dans ce pays.
Parmi les nombreuses raisons pour lesquelles je respecte immensément Kim, il y a la constance et la profondeur de son engagement dans toutes les dimensions de sa vie, où elle démontre inlassablement compassion, conviction, honnêteté et autoréflexivité. Je pense que ces valeurs ne peuvent se contenter d’être bonnes en théorie : elles doivent être incarnées et vécues au quotidien. Au cours des cinq dernières années, j’ai été impressionnée par le fait que Kim réalise exactement cela.
Prisons canadiennes et femmes autochtones
J’ai connu Kim Pate en 2007, dans le cadre du projet Agir par l’imaginaire développé par la Société Elizabeth Fry du Québec (SEFQ) et Engrenage Noir / LEVIER, dont j’étais la co-directrice. À ce titre, j’ai eu de multiples occasions d’échanger avec Kim et d’apprendre d’elle. Ce projet visait à développer diverses modalités de collaboration entre femmes criminalisées et artistes professionnelles, et ce, dans le cadre d’une réflexion sur les liens entre pauvreté et incarcération [1]. Tout au long de ce projet, Kim n’a cessé de souligner à quel point il est important de reconnaître l’unicité de chaque participante en même temps que les forces systémiques qui réduisent ces femmes à de simples données statistiques.
Durant cette période, Kim a également pris part à un autre événement organisé par LEVIER, « Combien d’esclaves avez-vous ? L’art et les économies d’exploitation, passées et présentes » tenu en mars 2010. À titre d’une des oratrices principales, Kim commença son exposé en soulignant que c’était sur un territoire autochtone traditionnel que nous nous réunissions et elle évoqua ces théories des crimes et des peines qui régissent tout ce qui a trait aux droits de la personne et aux problématiques sociales, avant d’aborder la situation des femmes et des enfants autochtones : « Comme vous êtes nombreux à le savoir, en ce pays, les premières prisons pour les peuples autochtones furent appelées des réserves. Lorsque je pénètre aujourd’hui dans une prison fédérale pour femmes, près du tiers seront des autochtones – des Premières Nations, des Métis et des Inuits – et le nombre de femmes et d’enfants autochtones concernés ne cesse de croître. Je pense que les prisons sont en grande partie conçues afin de poursuivre leur oppression, qui est une composante de notre histoire coloniale. »
Les femmes autochtones qui se retrouvent dans les prisons fédérales ou provinciales font face à de nombreux défis alimentés à même l’oppression culturelle, à l’insuffisance de logements adéquats et d’emplois décemment rémunérés, à la mise à mal d’écosystèmes sains et à la fracture des réseaux de soutien communautaire. Les femmes autochtones ne représentent que 3 % des femmes au Canada : elles sont pourtant 32 % des femmes dans les prisons fédérales. Pire, le nombre de femmes autochtones incarcérées au niveau fédéral a augmenté de 151 % entre 1997 et 2007. Parmi les nombreuses choses qui inquiètent Kim relativement à ces incarcérations disproportionnées, il y a notamment le fait qu’on ne pourra guérir les blessures du legs colonial en enfermant ces femmes, puisque la logique carcérale fait que les décisions sont prises en invoquant la sécurité plutôt que le bien-être.
En octobre 2008, alors que je faisais de la recherche sur l’incarcération, l’habitat et l’idée de domicile, j’ai interrogé Kim sur la relation entre l’architecture des nouvelles prisons pour femmes et la question du logement et je lui ai demandé si ce serait une bonne chose si les femmes autochtones se sentaient « comme chez elles » dans les prisons où elles sont logées. Elle me répondit : « Je pense que ce serait une très mauvaise chose si les femmes autochtones se sentaient comme chez elles dans les prisons fédérales. C’est cependant le cas pour certaines d’entre elles, puisque l’environnement carcéral peut bien être le premier accès qu’elles ont à leur culture à travers la sororité autochtone. Que des femmes autochtones se sentent comme chez elles dans une prison nous dit à quel point leur sentiment de se sentir chez soi à l’intérieur de leur communauté est perturbé et mis à mal. »
Oppression raciale envers les autochtones
Au cours des 15 dernières années, des sommes importantes ont été investies dans la construction de prisons qui ressemblent à des bungalows de banlieue et à des habitations autochtones traditionnelles [2]. Celles-ci peuvent peut-être rassurer des citoyens canadiens convaincus par la rhétorique de la sécurité publique avec laquelle on justifie et la criminalisation et l’incarcération d’un nombre de femmes de plus en plus élevé chaque année. Mais on rend de la sorte plus aisée la complicité avec l’oppression raciale dans le cas de ces femmes incarcérées, parce qu’elles sont en conflit avec la loi [3].
Au cours de la même conversation, dans son bureau à Ottawa, Kim ajoutait : « L’architecture et le design de ces nouvelles prisons fédérales ne contribuent guère à ce que l’on s’y sente chez soi en raison de cette implicite coercition présente dans le système de justice criminelle. Ce design et cette architecture sont même trompeurs et dangereux et nous éloignent du développement d’alternatives au complexe carcéro-industriel en donnant l’apparence d’un domicile, mais sans la liberté, qui est une condition indispensable pour qu’un domicile existe. »
Nakuset, directrice du refuge pour femmes autochtones de Montréal, déclarait à propos de la Buffalo Sage Wellness House, qui est le premier programme de préparation de libération conditionnelle pour femmes ouvert à l’automne de 2011 à Edmonton : « C’est un rayon d’espoir. Je souhaiterais voir plus de ces maisons de transition qui mettent en œuvre des moyens culturellement appropriés pour ces femmes autochtones qui se préparent à réintégrer leur communauté. De tels services manquent terriblement. » Kim a elle aussi inlassablement demandé des alternatives communautaires à la prison. Ce serait en effet une bonne chose si ce nouveau programme maintenait le cap vers l’objectif de rendre autonomes ces femmes qui s’y sentent chez elles. Kim nous rappelle cependant l’importance de demeurer constamment vigilant.
En échangeant avec elle pour préparer cet article, j’ai été émue de l’entendre me parler de son balancement entre rage et désespoir et de son espérance de trouver d’autres moyens de s’engager dans l’action, quitte à y être poussée par quelqu’un d’autre : « D’ordinaire ce sont les femmes elles-mêmes qui se battent, fort heureusement d’ailleurs, car nombreuses sont celles qui perdent tout espoir. Je n’ai pour ma part aucune raison de perdre espoir, je peux sortir quand je le veux de la cellule ; mais il est de mon devoir de lutter de toutes les manières possibles. Je ne voudrais pas sembler trop cynique, mais je suis très inquiète du chemin que nous prenons et de nous voir adopter ce modèle américain qui traite trop de gens comme des rebuts, qui le fait depuis trop longtemps en les abandonnant à ces décombres qu’est le système pénitentiaire états-unien. Je pense qu’à l’heure qu’il est, nous n’avons plus la supervision externe qui assurerait l’indispensable reddition de comptes. »
Au-delà de ce que toute intervention auprès d’une femme à la fois peut accomplir, Kim suggère « que ce sont les problèmes plus vastes et systémiques qui doivent être affrontés. Une tâche immense nous attend. » Si elle demeure toujours modeste et très humble quant au rôle qu’elle a joué et qu’elle continue de jouer dans cette tâche immense, Kim reconnaît aussi sa situation privilégiée et le pouvoir dont elle dispose : elle en use avec un profond respect pour celles qui se présentent devant elle et un sens aigu de sa responsabilité envers le legs qu’elle laissera. Kim m’incite ainsi à examiner attentivement les privilèges et les pouvoirs qui sont miens et elle m’encourage à agir de manière responsable en tant que membre du Comité ART • CULTURE du RÉSEAU pour la stratégie urbaine de la communauté autochtone à Montréal, en tant que mère, enseignante et artiste avec, chaque fois, une vigilance critique la plus aiguë possible, mais aussi avec compassion.
[2] Les quatre institutions sont situées à Truro, en Nouvelle-Écosse ; Joliette, au Québec ; Kitchener, en Ontario ; et Edmonton, en Alberta. L’Okimaw Ohci Healing Lodge est situé sur la réserve de Nekaneet au sud de la Saskatchewan.
[3] Les styles des maisons des prisons fédérales ne sont pas neutres. Rien d’étonnant à cela puisque, selon l’édition 2008 de la Canadian Encyclopedia, les attitudes sociales envers le crime et les peines se reflètent justement dans l’architecture carcérale.