International
Le Canada et le libre-échange
Le pied sur l’accélérateur
Dans le meilleur des mondes, les financiers et les politiciens auraient retenu les leçons de la crise qui nous frappe depuis 2008. À la place, ils ne font que mettre de l’avant, avec une désolante pauvreté d’imagination, des solutions vouées à l’échec. Parmi celles-ci, le libre-échange qui profite d’un élan nouveau. Le Canada en est plus que jamais un grand zélateur.
Entre 1997 et 2008, le Canada n’a signé qu’un seul accord de libre-échange – avec le Costa-Rica en 2002. Mais depuis, les projets abondent : des accords ont été ratifiés avec le Honduras, le Panama, le Pérou, la Colombie, la Jordanie. Parmi ces pays, soulignons que la Colombie s’est fait remarquer par le non-respect des droits de la personne sur son territoire et par des assassinats impunis de syndicalistes ; le Panama est quant à lui l’un des pires paradis fiscaux, très lié au narcotrafic. On constate donc que dans sa politique de libre-échange à tout prix, le gouvernement canadien ne s’enfarge pas dans les considérations humanitaires.
Les projets les plus ambitieux sont cependant à venir. Malgré les échecs répétés des négociations à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), à cause des réticences des peuples à une marchandisation de secteurs aussi vitaux que l’agriculture, les services, l’environnement, le Canada participe de plain-pied à une relance vigoureuse de libre-échange. Aucun front n’est négligé.
Du côté de l’Atlantique, se termineront bientôt d’importantes négociations avec l’Union européenne, la première puissance commerciale au monde. Du côté du Pacifique, notre gouvernement a lancé une vaste consultation pour un accord transpacifique avec des pays tels l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Vietnam, la Malaisie, le Chili. Petit détail : les intéressés avaient deux semaines pour procéder, du 31 janvier au 14 février. On devine aisément qui a eu les moyens d’exprimer ses besoins dans de si brefs délais… Dans la mire des négociateurs canadiens se situent aussi la Turquie, l’Ukraine, le Maroc, la Corée, Singapour et, dans un avenir plus lointain, le Japon, l’Inde et peut-être la Chine.
Ces accords ont comme point commun d’être négociés avec un manque total de transparence, d’être ratifiés sans le moindre débat public (qui a entendu parler de l’accord entre le Canada et Panama, par exemple ?), sans que ne soient clairement démontrés les soi-disant avantages à ouvrir ainsi les marchés à l’emporte-pièce.
L’accord amiral
L’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne est selon les termes mêmes de ses défenseurs le plus « ambitieux » jamais négocié par le Canada. Pourtant, les négociateurs ont conclu neuf grandes séances de négociations sans que cela fasse l’objet d’un véritable débat public.
Il faut dire que les négociations s’entourent elles aussi d’un grand secret. Les raisons données pour maintenir un tel silence demeurent peu convaincantes : on nous a d’abord dit qu’il s’agissait d’une « tradition », puis que les négociateurs avaient besoin du secret pour pouvoir bluffer tranquillement – comme dans une partie de poker –, puis qu’il fallait éviter la « spéculation » – alors que cette dernière est pourtant limitée lorsque tout devient transparent.
Malgré ce secret, quelques fuites ont permis de révéler des textes de l’accord en préparation et certaines offres du Canada, en matière de services, de services financiers et d’investissement. Ce qui n’a fait que confirmer les craintes des opposants. Le Canada est bel et bien prêt à ouvrir largement ses marchés publics à tous les niveaux (fédéraux, provinciaux, municipaux) ; lorsqu’ils feront des appels d’offres, nos gouvernements devront donc s’ouvrir à la concurrence européenne, au-delà d’un certain seuil. De grandes multinationales européennes, telles Veolia et Suez, omniprésentes dans le secteur des services municipaux, pourront par exemple obtenir de juteux contrats et exporter leurs profits. Pendant ce temps, il ne sera quasiment plus possible de se servir de ce type de contrats publics pour dynamiser l’économie locale.
D’autres aspects de l’accord sont tout aussi inquiétants. Surtout un chapitre sur l’investissement qui permettra à des compagnies de poursuivre des gouvernements si ceux-ci les privent de profits anticipés par une réglementation, même si cette dernière est conçue dans l’intérêt public ou pour protéger l’environnement. On reconduit donc le chapitre 11 de l’ALÉNA, mais avec une plus grande portée puisque l’AÉCG inclut davantage de secteurs.
De nombreuses autres questions se posent : pourquoi la culture n’est-elle pas exclue de l’accord, alors que le Canada et l’UE ont été les premiers initiateurs de la convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ? Qu’en sera-t-il du secteur de la santé, alors que la privatisation a fait d’importants progrès au Québec et que des compagnies européennes pourront passer par ces marchés ouverts pour s’installer ?
Mais surtout, que retireront les Québécois et Québécoises de pareilles tractations ? On nous promet un accès à l’immense marché européen de 500 millions de consommateurs. Le hic, c’est que ce marché est déjà largement ouvert pour les entreprises québécoises, surtout grâce à des tarifs douaniers très bas et un accord sur les marchés publics conclu par le gouvernement fédéral dans le cadre de l’OMC. Nous avons donc beaucoup à craindre que nos gouvernements sacrifient sur l’autel du Marché des secteurs importants de notre économie sans gagner quoi que ce soit en échange qui profite vraiment à la population.
Les négociateurs prévoient terminer d’ici peu les négociations et présenter l’accord au début de l’été 2012. Si tel est le cas – tout peut arriver lors de négociations –, il faudra alors commencer un processus de ratification particulièrement complexe : les partenaires sont nombreux si on inclut, outre le Canada et l’UE, les provinces canadiennes, les 27 pays de l’UE, avec des juridictions variées. De nombreux antécédents nous indiquent toutefois que tout peut aller vite malgré tout et surtout, que l’on ne s’embarrasse pas de processus démocratiques dans la démarche.
De grands projets
Impatient d’aller plus loin, le gouvernement du Canada a fait un important pas dans l’ouverture des marchés publics, sans que cela ne soit relevé dans les grands médias. Lors d’une rencontre de l’OMC à Genève en novembre 2011, « le gouvernement du Canada a offert certaines entités des gouvernements provinciaux et territoriaux, de même que les services couverts à l’annexe sur les “services”, parmi lesquels figurent les services financiers d’assurance (assurance vie et assurance santé), les services financiers relatifs à la santé et aux services sociaux comme les services hospitaliers notamment », comme le souligne Lucie Mercier dans une étude sur les effets combinés de cette entente et de l’AÉCG [1].
L’ouverture des marchés publics à la concurrence étrangère est donc un projet non équivoque que le gouvernement canadien porte à l’échelle internationale avec l’appui des provinces. Notre gouvernement justifie de pareilles ouvertures par une phrase qui relève de la pensée magique : « Un accès élargi aux marchés publics d’autres parties à l’AMP se traduira par un nombre accru de débouchés pour les entreprises canadiennes et d’emplois pour les travailleurs canadiens. » Pourtant, aucune étude sérieuse, aucun bilan des expériences antérieures n’ont été faits pour donner des assises à une pareille affirmation. Tout nous laisse croire qu’on lancera un nouveau cycle de concurrence sauvage, une course au plus bas prix, qui dégradera la qualité des emplois, affaiblira la qualité des services, nuira à l’économie locale tout en gonflant les poches de riches actionnaires.
Nous avons donc ici une nouvelle application de la stratégie du choc, telle que défendue par Naomi Klein. La dernière crise économique a déclenché la crainte du protectionnisme, tel que celui pratiqué lors de la grande dépression des années 1930. Pourtant, la situation est aujourd’hui très différente : l’économie mondialisée ne permettrait plus d’établir de pareilles mesures ; et très peu de gouvernements n’ont jusqu’alors osé défier le dogme même défaillant selon lequel le protectionnisme est nécessairement mauvais, et établir des mesures qui se rapprochent de près ou de loin à cette déviance. Il faut souligner l’exception du Buy American Act de Barack Obama, qui touche un secteur limité de l’économie : l’achat de certains biens par les gouvernements, qui doivent être américains – ce qui a d’ailleurs été profitable aux communautés.
Agitant donc un épouvantail, les pays occidentaux ont plutôt foncé tête baissée dans la direction contraire, relançant tous azimuts de nombreux accords de libre-échange. La fragilisation de l’économie et la déstabilisation d’une population victime des crises ont une fois de plus fait accepter des mesures contraires au bon sens, dont nous aurons pendant très longtemps à subir les conséquences.
Le Canada, mené par les conservateurs de Stephen Harper, profite à plein de ce nouvel élan du libre-échange, appuyé par les libéraux de Jean Charest. Ils en sont parmi les défenseurs les plus actifs sur la scène internationale.
Derrière le fantasme d’un Canada et d’un Québec plaque tournante du commerce international, profitant d’une position stratégique entre les États-Unis, l’Europe et l’Asie, pouvant ainsi brader à qui mieux mieux ses ressources naturelles, se cache une dure réalité : celle d’une économie abandonnée aux caprices du marché, ouverte aux déplacements incontrôlés des capitaux et laissant en plan sa population, incapable de maîtriser son sort, sinon par le jeu faussé et illusoire d’une démocratie de plus en plus désuète.
Dans quelques années seulement, nous prendrons la mesure des changements accomplis et des conséquences de ces accords ratifiés en série : nous ne vivrons plus exactement dans le même monde.
[1] AÉCG, offres du Canada en matière de services, de services financiers et d’investissement : rien de rassurant pour le réseau de la santé et des services sociaux, Fédération interprofessionnelle de la santé (FIQ), 2012.