Dossier : femmes inspirées, femmes inspirantes
Irma Levasseur et Lucille Teasdale
À celles qui nous ont pavé la route
Je lève mon chapeau à toutes ces femmes dont l’histoire n’a pas été écrite, mais qui ont changé le monde. À notre tour de livrer bataille, chacune dans nos milieux, et de faire avancer la lutte contre les inégalités, les injustices, l’exploitation et toutes les formes d’oppression et de domination.
Écrire sur une femme inspirante… intéressante proposition qui m’oblige à m’arrêter un instant et à réfléchir à toutes ces femmes qui nous inspirent, à toutes ces femmes, trop souvent oubliées et assujetties au second rôle dans l’histoire des Hommes, qui par leur force, leur intelligence, leur courage et leur volonté ont fait tomber des murs de briques, ouvrant la voie à celles qui les suivent pour qu’elles sortent de leur rôle de bonne mère ménagère dans lequel elles ont été confinées (et le sont encore trop souvent) par une société machiste et patriarcale.
Écrire sur une femme inspirante… difficile d’en choisir une parmi toutes celles qui me viennent en tête : de Madeleine Parent à Léa Roback, de Rosa Luxembourg à Emma Goldman, de Simone de Beauvoir à Frida Khalo, de Marie Curie à Voltairine de Cleyre, de Shirin Ebadi à Éva Circé-Côté, la liste est longue et il y aurait beaucoup à dire sur chacune d’entre elles.
J’ai décidé de m’arrêter sur deux femmes d’ici, Irma Levasseur et Lucille Teasdale. Deux femmes qui se sont battues, contre vents et marées, pour devenir médecin et faire avec force et engagement ce en quoi elles croyaient profondément : une médecine au service des pauvres d’ici et d’ailleurs, parce qu’à leurs yeux cette pauvreté est injuste et n’est pas « naturelle », comme certains le prétendent. Par leur vie exceptionnelle, ces deux femmes ont ébranlé des forteresses d’interdits, d’oppression et de préjugés et contribué à la création d’un monde plus juste et plus humain.
Irma Levasseur
Dès la fin du 19e siècle, alors qu’au Québec les femmes n’ont pas de droits civiques et ne sont pas reconnues en tant que personnes (au même titre que les « sauvages, les criminels et les fous… » !!), Irma Levasseur bouscule les conventions de l’époque et devient médecin. Exploit assez impressionnant alors que l’on confine les femmes au foyer et leur interdit d’étudier à l’université sous prétexte qu’elles sont trop émotives et ne possèdent pas les capacités intellectuelles pour le faire. Dans ce contexte, Levasseur quitte le Québec et réussit brillamment son cours de médecine aux États-Unis, où l’on commence à admettre quelques femmes dans certaines facultés. À son retour, malgré quelques années de pratique derrière elle, on lui refuse le droit de pratique : une femme ne peut qu’être un mauvais médecin. C’est au prix d’une bataille obstinée qu’on l’autorisera finalement à pratiquer et qu’elle deviendra la première femme médecin canadienne-française.
Désirant exceller et repousser les obstacles, elle va se spécialiser en chirurgie pédiatrique à Paris. Devenir chirurgienne au Québec en 1905 relève de l’impossible, mais rien ne l’arrêtera dans son projet de soigner les enfants pauvres et malades. Irma Levasseur sera l’instigatrice de la fondation de l’Hôpital Sainte-Justine, premier hôpital francophone pour enfants. L’histoire semble l’avoir oubliée, conservant seulement le souvenir de Mme Justine Lacoste-Beaubien, femme de la haute bourgeoisie ayant financé le projet de Levasseur avec l’argent de son mari.
Pendant la Première Guerre mondiale, Dre Levasseur part en Serbie où sévit une épidémie de typhus. Les conditions de vie sont si difficiles et dangereuses que la majorité de ses collègues quittent le pays alors qu’elle continue à y travailler pendant quelques années.
Plus tard, elle va vivre à Québec où, avec toutes ses économies, elle met en place un hôpital pour enfants qui deviendra l’Hôpital de l’Enfant-Jésus. Après quelques conflits avec les administrateurs, on l’écarte du projet, ce qui la laisse sans le sou. Elle tente alors de mettre en place une autre clinique pour enfants, mais le projet est bloqué par la haute bourgeoisie de Québec qui ne veut pas voir défiler des enfants pauvres et malades devant leurs maisons cossues.
C’est dans l’oubli, la solitude et l’extrême pauvreté qu’elle passe les 20 dernières années de sa vie. On tente de la faire passer pour folle et de la mettre sous curatelle publique, ce qu’elle conteste. Elle gagne cette dernière triste bataille.
Lucille Teasdale
Une deuxième femme médecin, Lucille Teasdale, marche dans les pas d’Irma Levasseur : une grande partie de sa formation se fera à l’Hôpital Sainte-Justine. En 1950, elle devient la première femme chirurgienne diplômée de l’Université de Montréal, un accomplissement impressionnant compte tenu de l’ampleur du machisme et de la mentalité de l’époque. Malgré son diplôme et ses excellentes capacités, aucun hôpital nord-américain ne veut l’engager comme chirurgienne, simplement parce qu’elle est une femme.
Elle quitte alors pour l’Ouganda où, avec son mari, elle met en place un hôpital dans la ville de Gulu. Elle y passe sa vie entière et y travaille sans relâche dans des conditions extrêmement difficiles que peu de gens auraient supportées. Lorsqu’une guerre civile sanglante éclate, non seulement elle ne fuit pas comme la majorité des ressortissants étrangers, mais elle redouble d’ardeur au travail et opère même parfois jour et nuit. « J’étais la seule personne capable de sauver des vies. Il n’était pas question de quitter », dira-t-elle. C’est lors d’une de ces chirurgies de guerre qu’elle contracte le VIH, virus encore méconnu à l’époque.
Lorsque questionnée sur ce qu’elle faisait en Ouganda, elle répondait : « J’ai deux objectifs. Le premier est de procurer les meilleurs soins possibles au plus bas prix possible. Le deuxième est de former la relève pour que lorsque nous [son mari et elle] serons morts, l’hôpital continue de fonctionner et de traiter des milliers de personnes. » Elle aura atteint ses objectifs.
Elle est morte du VIH en 1996, après avoir continué à travailler jusqu’à la toute fin. « Ça fait partie des risques du métier. Il y a des risques à soigner et opérer, on n’arrête pas pour autant. Je n’ai aucune amertume et il n’y a aucune raison de faire un drame avec ça. Je vis, je continue à soigner les gens et je suis heureuse ainsi. » Ce témoignage donne une bonne idée de la force de cette femme.
Je lève mon chapeau bien haut à ces deux femmes qui par leur courage et leur ténacité ont chamboulé l’ordre dominant, par leur engagement et leur intégrité ont insufflé de l’humanisme à un monde trop souvent indifférent, par leur vie nous ont pavé la route.
Je lève aussi mon chapeau à toutes ces femmes dont l’histoire n’a pas été écrite, mais qui ont changé le monde. Parce que l’Histoire avec un grand « H », celle qui nous est racontée, c’est celle des maîtres, des décideurs, des gagnants, des vainqueurs et des dominants. Nous avons le devoir de raconter tout autre chose, l’histoire de ces femmes qui, trop subversives, trop pauvres, trop « folles », trop « dépravées », ont donné leur vie à la recherche de la liberté, de la justice et du bien commun. À notre tour de livrer bataille, chacune dans nos milieux, et de faire avancer la lutte contre les inégalités, les injustices, l’exploitation et toutes les formes d’oppression et de domination.