Dossier : Vivre en démocratie (…)

Dossier : Vivre en démocratie autoritaire

Anonymous, ennemi public mondial

Gabriella Coleman

Gabriella Coleman, professeure en anthropologie à l’Université McGill, a publié chez Verso en novembre dernier l’ouvrage Hacker, Hoaxer, Whistleblower, Spy : The Many Faces of Anonymous, fruit de plusieurs années d’enquête sur le mouvement. En voici un court extrait, remanié par l’auteure aux fins de ce dossier.

Qu’est-ce qu’Anonymous ? Voilà une question à laquelle il n’est pas facile de répondre. J’ai passé beaucoup de temps, ces dernières années, auprès d’Anonymous, que ce soit sur des espaces de discussion (chat rooms), lors de manifestations ou dans le cadre d’entrevues avec des participant·e·s. Et cette question n’a toujours pas de réponse évidente pour moi. Il s’agit d’un terme librement appropriable ; comme un « Anon » l’a dit avant son arrestation : « On ne peut pas arrêter une idée. » En conséquence, plusieurs groupes distincts de hackers, de technicien·ne·s, d’activistes, de geeks et de formations imprécises ont utilisé le nom pour organiser diverses formes d’action collective. Celles-ci vont de piratages humiliants de firmes de sécurité au soutien technique offert à des membres d’Occupy ou à des révo­lutionnaires arabes. Dans certains cas, il s’agit d’une multitude de participant·e·s, comme lors de leur opération la plus célèbre : Opération Payback, en décembre 2010. Les Anonymous ont alors ciblé les sites de PayPal et de MasterCard lorsque ces derniers ont cessé d’accepter les dons à WikiLeaks. Anonymous peut aussi regrouper des collectifs plus petits et fermés, tels que Lulzsec et Antisec. Ces regroupements de hackers défient la loi en pénétrant des serveurs pour y retrouver de l’information politiquement dommageable à faire circuler à travers le monde.

C’est pourquoi il n’est pas surprenant que les autorités aient cherché à arrêter plusieurs hackers et participant·e·s à Anonymous. Certaines des premières opérations sont survenues le 27 janvier 2011, quand des agent·e·s ont arrêté quatre participants allégués au Royaume-Uni, alors qu’aux États-Unis, le FBI s’est vu remettre 40 mandats en lien avec l’Opération Payback de décembre 2010, ce qui mena à l’arrestation éventuelle de 14 Anons.

Depuis cette première intervention, plus d’une centaine de personnes ont été arrêtées à travers la planète, de l’Indonésie à la République domi­nicaine, du Cambodge aux États-Unis. Ces arrestations sont historiques, un tournant dans l’histoire du hacking. Jamais auparavant y a-t-il eu un aussi vaste mouvement d’inculpation de hackers et de geeks sur la base de leurs idées politiques et de leurs actions. Dans les années 1980, 1990 et 2000, de nombreux hackers ont été arrêtés, mais les rafles étaient plus occasionnelles et prenaient deux formes distinctes (j’exclus ici les hackers pourchassés pour des opérations purement criminelles telles que la fraude). Ou bien les forces policières cherchaient des individus, tels que Kevin Mitnick ou Gary McKinnon, qui ne pirataient pas à des fins politiques mais pour se divertir, ou encore les autorités prenaient d’assaut des groupes underground et fermaient leurs lieux de rassemblement, tels que des babillards électroniques (bulletin board systems). La rafle la plus imposante et la plus renommée fut l’opération Sundevil, menée dans 14 villes américaines le 8 mai 1990 alors que 27 mandats de perquisition furent mis à contribution et 4 arrestations effectuées. Parfois, comme ce fut le cas avec Julian Assange, des hackers qui mobilisaient leurs talents à des fins politiques ont fait face à des accusations criminelles, mais ce type d’intervention était plus rare et les arrestations sur ces bases l’étaient encore davantage.

Avec Anonymous a émergé le premier mouvement hacktiviste à grande échelle, qui a provoqué une vaste répression multiétatique coordonnée. C’est pour cette raison que Grainne O’Neill, membre de la National Lawyers Guild américaine et à cette époque représentante de plusieurs accusé·e·s, a qualifié ces poursuites répressives de « peur des nerds » (nerd scare) en référence à la « peur rouge » (red scare) américaine au 20e siècle.

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