Éducation
Sur la culture générale au Québec
J’ai participé à la confection du questionnaire du sondage CROP/La Presse sur la culture générale des Québécois·es dont les résultats ont été publiés par ce journal en novembre 2014. J’ai été très heureux de prendre part à cet exercice. C’est que la question de la culture générale m’intéresse depuis longtemps, comme elle doit intéresser quiconque se préoccupe d’éducation, et que je trouvais donc fort intéressante cette idée de tenter ce modeste coup de sonde sur le sujet.
Sans grande prétention scientifique, il a néanmoins l’indéniable mérite de lancer des discussions et je vous propose ici quelques observations que j’en tire. Mais avant tout, je voudrais dire ce qu’est à mes yeux cette culture générale et pourquoi je la tiens pour si importante [1].
La notion de culture générale
Diverses définitions en ont été proposées. La mienne est inspirée de travaux réalisés par un philosophe de l’éducation, Paul Hirst, pour qui cette question prend une importance considérable dans la mesure où l’un des buts de l’éducation est justement de transmettre une telle culture.
Hirst suggère que les êtres humains en sont peu à peu venus à structurer leur connaissance du monde et d’eux-mêmes à travers ce qu’il appelle des « formes de savoir », qu’on ne confondra pas avec les disciplines scolaires.
Chacune d’elles, propose Hirst, est reconnaissable par quatre caractères.
Pour commencer, chacune met en jeu certains concepts fondamentaux qui sont spécifiques à la forme de savoir. « Par exemple, dira-t-il, ceux de gravité, d’accélération, d’hydrogène et de photosynthèse, propres aux sciences [naturelles] ; de nombre, d’intégrale et de matrice, propres aux mathématiques ; de Dieu, de péché et de prédestination, propres à la religion ; de devoir, de bien et de mal, propres à la morale. »
Ensuite, ces concepts sont, pour chaque forme, organisés selon une logique distincte. « Par exemple, les concepts et les propositions de la mécanique ne peuvent être organisés et significativement reliés les uns aux autres que selon un nombre limité de modalités – et il en ira de même pour une explication historique. »
De plus, certaines des choses qui peuvent être ainsi affirmées sont d’une manière ou d’une autre testables ou évaluables ; elles le sont enfin selon des modalités, des techniques, des méthodes spécifiques.
En bout de piste, Hirst va proposer que, selon ces critères, il existe sans doute huit formes de savoir : les mathématiques ; les sciences physiques (ou naturelles) ; les sciences humaines ; l’histoire ; la religion ; les beaux-arts et la littérature ; la philosophie ; la morale.
Un idéal de culture générale se laisse définir à partir de là : on aura une telle culture à proportion qu’on aura parcouru le plus large éventail possible des formes de savoir, qu’on en connaîtra les concepts, leurs manières de les organiser et de mettre à l’épreuve les propositions qu’on peut ainsi formuler.
Cela dit, quelques remarques doivent être faites.
Pour commencer, il va de soi que la culture générale ainsi comprise est un idéal, un idéal vers lequel nous tendons tous et toutes, peut-être, mais sans jamais l’atteindre entièrement. J’avoue sans gêne qu’il y a dans le questionnaire CROP/La Presse des questions auxquelles je n’aurais pas su répondre.
Ensuite, cet idéal, et c’est fort bienvenu, bouscule celui que la tradition nous a légué. On a en effet longtemps tendu à identifier la culture générale avec une culture littéraire, humaniste et philosophique. Ce que Hirst propose a le grand mérite de faire aux sciences naturelles, aux mathématiques et aux sciences humaines l’importante place qui leur revient.
Par ailleurs, cet idéal me semble incomplet. En particulier, il faut viser à ce que toutes ces nouvelles sensibilités à l’égard de la culture (les contributions des femmes et des cultures autres qu’occidentales, notamment) de même que la culture populaire y trouvent leur compte.
Une dernière remarque. On peut sans doute – et en un sens, on doit – valoriser pour elle-même la culture générale, pour sa valeur intrinsèque, si je peux dire.
Mais elle a aussi une cruciale valeur instrumentale, qui est de permettre à ceux et celles qui la possèdent de communiquer, de discuter, de débattre, en disposant pour cela de savoirs, d’un vocabulaire et de références communs. La culture générale représente par là une composante importante de la conversation démocratique, qu’elle enrichit substantiellement là où elle est présente et partagée.
Cela posé, venons-en au sondage de La Presse.
Le questionnaire
Six domaines sont couverts : Politique, sociologie et philosophie (18 points) ; Histoire et géographie (18 pts) ; Arts – incluant littérature et culture populaire (21 pts) ; Science et technologie (18 pts) ; Économie (12 pts) ; Sports (12 pts). Sur 99 questions, la moyenne obtenue par les sondé·e·s est de 42.
J’ai été frappé par certains résultats.
On ne s’en étonnera sans doute pas : c’est le hockey qui l’emporte. Le fait que la fameuse émeute de 1955 mettait en cause Maurice Richard est en effet connu de 73 % des Québécois·es, avec des variations selon le sexe et l’âge. Cela en fait la question qui obtient le meilleur résultat.
Le droit de vote accordé aux femmes au Québec en 1944 ? Moins de femmes (62 %) que d’hommes (74 %) le sauraient et seulement 65 % des jeunes femmes seraient au courant.
Notre conversation démocratique, au Québec, depuis des années mais particulièrement ces temps-ci, tourne autour de l’héritage de la Révolution tranquille, de la préservation ou de la remise en question de certains des idéaux, des structures ou des institutions qui ont alors été mis en place : conservatoires en région, régimes de retraite, commissions scolaires, divers services gouvernementaux, et ainsi de suite. Savoir qu’elle a eu lieu, savoir ce qu’est au juste cette Révolution tranquille, connaître les idéaux qu’elle a portés, tout cela apparaît indispensable pour discuter de ces graves questions.
Le sondage demandait le nom du premier ministre qui gouverne quand la Révolution tranquille se met en place – et il s’agit bien entendu de Jean Lesage. Or, surprise, et selon ce sondage à tout le moins, seulement une personne sur deux à peu près (48 %) le sait. On se demande, sans pouvoir le dire avec assurance il est vrai, ce qu’on peut savoir de la Révolution tranquille en ce cas…
Nous mettons en place au Québec, comme dans bien des sociétés libérales occidentales, des mesures dites d’austérité. Si, dans le cadre imposé par la doxa, ces mesures sont décrétées nécessaires, quiconque lit un tout petit peu sur la question sait que s’affrontent ici (au moins) deux points de vue : à la position des tenants de l’austérité s’opposent en effet des penseurs, souvent appelés néo-keynésiens, qui réclament que l’État intervienne pour relancer l’économie et qui condamnent les mesures d’austérité ou mettent en garde contre elles. Le FMI, l’OCDE, la Banque mondiale défendent eux aussi une position semblable.
Pour la comprendre et pour apprécier les arguments qui la fondent, il faut un minimum de culture économique. Nous avons donc posé une question demandant à quel économiste (John Maynard Keynes) on doit cette idée d’intervention de l’État pour stimuler l’économie. Résultat : 8 % le savent. Ce taux grimpe à 23 % chez les universitaires. Cela pourrait bien indiquer une assez déplorable inculture économique…
Sans surprise, les sciences semblent le parent pauvre de la culture générale au Québec – et je soupçonne que c’est probablement la même chose ailleurs dans le monde. Cela peut avoir de sérieuses et dramatiques répercussions sur la qualité des débats démocratiques. C’est ainsi qu’au moment où le réchauffement climatique est un enjeu à ce point crucial, 32 % des gens seulement savent ce que désigne le signe ppm (parties par million).
Toujours à propos des sciences, seulement 29 % des gens savent ce que désigne « c » (la vitesse de la lumière) dans ce qui est peut-être la plus célèbre de toutes les formules scientifiques, E = mc2.
Le philosophe en moi s’attriste un peu : ils et elles ne seraient que 30 %, au Québec, à savoir que Socrate est mort en buvant la ciguë et que 24 % à savoir que c’est le 18e siècle qui est appelé le Siècle des Lumières.
Convenons-en : il y a bien là quelques sujets de méditation, et on en trouvera bien d’autres dans le sondage que je vous invite à examiner – ou à réexaminer – du point de vue que je viens d’esquisser.
[1] C’est un sujet auquel j’ai consacré un livre : Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, coll. « Antidote », 2011.