Dossier : Côte-Nord - Nitassinan / Territoires enchevêtrés
Protéger et transmettre l’innu-aimun
Entrevue avec Yvette Mollen, professeure d’innu-aimun
Yvette Mollen est née dans la communauté innue d’Ekuanitshit. Elle consacre sa carrière à la sauvegarde et la transmission de la langue innue, l’innu-aimun. À bâbord ! a échangé avec elle à propos des enjeux entourant la protection de cette langue et, par le fait même, de la culture innue. Propos recueillis par Adèle Clapperton-Richard, Isabelle Bouchard et Myriam Boivin-Comtois.
À bâbord ! : Quel portrait tracer de l’état actuel de l’innu-aimun sur la Côte-Nord ? Êtes-vous optimiste ?
Yvette Mollen : Je n’ai pas de données vérifiées et récentes pour le nombre de locuteur·trices de la langue innue sur la Côte-Nord. Ce serait le rôle de l’Institut Tshakapesh d’effectuer ce travail d’évaluation de l’état de la langue. Comme cet organisme a un accès direct aux communautés et aux écoles innues, ce serait facile d’engager des personnes qui iraient sur le terrain et évalueraient la situation de la langue : l’utilisation, la transmission, etc.
Ce que je peux vous dire c’est que la situation a évolué depuis la colonisation. Beaucoup d’Innu·es d’une certaine génération et de certaines régions, comme en Minganie ou en Basse-Côte-Nord, n’utilisent que l’innu-aimun pour communiquer. Mais le commerce, les pensionnats et bien sûr les écoles telles qu’on les connaît maintenant ont contribué au bilinguisme des Innu·es. Aujourd’hui, presque tous·tes les Innu·es de moins de 60 ans sont bilingues.
Ensuite, pour expliquer certaines choses, ça me vient en innu d’abord…
Eshpish mishkutshipanit eshinniunanut anite innu-assit, mishta-mishkutshipanu ashit innu-aimun. Ne ua issishueian : ueshkat innu inniuipan anite nutshimit, kushpipan eshku eka shitshimakanit tshetshi apit anite innu-assit. Mishapani aimuna,
mitshenupani kie, tanite innu-aitun an takuanipan eshakumitshishikua, nataunanipan, kussenanipan kie takuanipani aimuna anite nutshimit iapashtakaniti. Anutshish eshpish apinanut anite innu-assit, mishkutshipanua aimuna, passe tutakanipani, passe auiashunanipani anite mishtikushiu-aimunit kie ma akaneshau-aimunit.
Ekue takuak katshishkutamatsheutshuap, ekue takuak mishtikushiu-aimun. Passe innu-auassat ekue eka tshishkutamuakaniht aimuna : nutshimiu-aimuna ushkat kie nenua kutaka aimuna iapatanniti tshetshi nishtuapatahk : pishimuat, atushkan-tshishikua, atshitashuna, atishauiana, eshinikuashuniti aueshisha, namesha…. Anu uetshiuat tshetshi mishtikushiu-uitahk. Apishish anite katshishkutamatsheutshuapit uauitamuakanuat muku apu ishpannit nenu. Tshika ui itutakanuat anite nutshimit, tshika ui nishtutatishuat nenua nutshimiu-aimuna kie tshika ui eshku tapishimakanuat anite innu-aitunit.
(Avec le changement de vie dans les communautés, un changement s’est fait au niveau de la langue. Avant qu’on ne leur impose la sédentarisation, les Innu·es vivaient à l’intérieur des terres et fréquentaient le territoire. Plusieurs mots étaient utilisés aussi parce que la culture était plus vivante tous les jours : on chassait, on pêchait et les mots de l’intérieur des terres étaient utilisés. Depuis que les réserves existent, les mots changent, certains néologismes ont été faits, certains mots sont empruntés au français ou encore à l’anglais.
Et puis, il y a eu l’école. Certains enfants n’ont pas appris les mots de l’intérieur des terres ainsi que ceux utiles dans la vie de tous les jours : les mois de l’année, les jours de la semaine, les chiffres, les couleurs, le nom des animaux, des poissons… Ils ont plus de facilité à les prononcer en français. On leur en parle à l’école, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait les amener à l’intérieur des terres, il faudrait qu’ils et elles comprennent ces mots pour les connecter à la culture innue.)
Malgré tout, je reste optimiste, car de plus en plus de personnes sont conscientes du danger et tentent d’inverser la tendance à la baisse. Un travail immense est à faire, là devant nous, et si tous et toutes s’y mettent, ce sera plus facile de voir des résultats encourageants.
ÀB ! : Dans quelles sphères d’activité les défis de la conservation et du développement de la langue sont-ils les plus grands ?
Y. M. : À Ekuanitshit, la majorité de la communauté parle innu. Mais dans toutes les communautés, le défi est à la maison. À l’école, les enfants reçoivent l’enseignement en français et, avec les nouvelles technologies, ils et elles découvrent aussi d’autres langues : les parents doivent donc prendre le relais et continuer en innu après la journée de classe, pour pallier les manques.
Lorsqu’on entend les parents parler innu à leurs enfants et qu’on entend les enfants qui se parlent innu entre eux et elles, c’est très positif, car on sait que la transmission est assurée. Aussi, la pratique de la culture facilite l’apprentissage de la langue. La génération des grands-parents et celle des parents parlent très bien l’innu. Les grands-parents ont connu ce qu’était le nomadisme, car la communauté d’Ekuanitshit est devenue une « terre réservée » en avril 1963.
ÀB ! : Avec la migration de plusieurs Innu·es vers les villes, quelles sont les stratégies gagnantes pour assurer la pérennité de l’innu-aimun sur le territoire ? Lesquelles sont les mieux adaptées pour les communautés sur la Côte-Nord ?
Y. M. : La majorité des Innu·es habitent encore les communautés et beaucoup de ceux et celles qui s’exilent vont revenir un jour ou l’autre. Cependant, ceux et celles qui sont maintenant à l’extérieur n’ont parfois plus l’innu comme langue maternelle. Il sera difficile de reparler l’innu s’ils ou elles ne l’ont jamais parlé, mais avec de la volonté, on peut s’approprier notre langue sans problème.
La première stratégie est donc la transmission directe des parents à son enfant : parler innu tous les jours à son enfant. Ensuite, s’assurer de pratiquer des activités culturelles, car c’est là que les mots de l’intérieur des terres sont utilisés. Si l’activité est faite avec les enfants à répétition, ce sera facile de continuer à communiquer, à transmettre en innu. Sur la Côte-Nord, il y a la nature, le plein air, les grands espaces. Toutes les activités culturelles sont donc faisables comme nos arrière-grands-parents les faisaient. On peut chasser les gibiers d’eau, aller à la pêche, faire un séjour à l’intérieur des terres, aller camper, manger les produits de la chasse et la pêche.
ÀB ! : Vous enseignez l’innu-aimun à l’Université de Montréal depuis 2017 et êtes professeure invitée de la Faculté des arts et des sciences depuis 2021. Quelles sont les difficultés d’enseigner l’innu-aimun à des étudiant·es non innu·es, et la plupart du temps non autochtones ? Est-ce une langue difficile à enseigner ?
Y. M. : Le plus grand défi a été d’adapter l’enseignement langue maternelle à l’enseignement langue seconde. Les Innu·es qui parlent la langue innue ont ce que les étudiant·es non locuteur·trices n’ont pas, soit « l’instinct ». Les locuteurs·trices connaissent « d’instinct » des éléments puisque ceux et celles-ci ont été exposé·es dès la naissance à la langue. Cependant, une difficulté demeure la même dans les deux cas, puisque les Innu·es n’ont pas eu de cours sur la grammaire de la langue.
C’est difficile pour les étudiant·es qui apprennent. C’est difficile parfois de bien expliquer des choses abstraites qui n’existent pas dans la langue de l’apprenant·e. Il faut leur dire alors qu’ils et elles doivent apprendre par cœur jusqu’à ce que la notion soit intégrée complètement.
ÀB ! : À quel autre endroit aimeriez-vous enseigner l’innu-aimun ?
Y. M. : J’aimerais enseigner dans les communautés innues, à l’intérieur des terres, à des enfants du préscolaire et primaire en même temps qu’à leurs parents avec l’aide d’aîné·es. Ce serait la meilleure école qui unirait la langue et la culture innues. Mais maintenant, j’enseigne l’innu à l’Université de Montréal en ligne. J’aime cet enseignement, cela me permet d’expérimenter cette façon de faire.
ÀB ! : En innu-aimun, y a-t-il des mots ou des concepts qui ont malheureusement dû être inventés pour nommer des phénomènes blancs ?
Y. M. : Je ne dirais pas « malheureusement ». Toutes les langues inventent de nouveaux mots face aux nouvelles réalités. Par exemple, depuis la pandémie et le confinement, les contacts par vidéoconférence ont augmenté : nous avons eu Zoom et des expressions sont apparues, « zoomer » par exemple. Dans notre monde actuel, il faut inventer les mots qui n’existent pas pour ne pas perdre la langue, c’est l’évolution de la langue. Et tant que la langue évolue, elle est en vie.
La façon dont les mots sont créés en innu-aimun tient de l’observation, de la vision de l’objet ou du concept. Beaucoup de nouveaux mots sont créés selon leur utilité chez les Innu·es. Beaucoup d’autres ne sont pas créés parce qu’ils ne sont pas utiles. Quand certains concepts en français n’existent pas en innu, il faut expliquer le concept et traduire la définition.
ÀB ! : La langue innue est-elle genrée ? Quels sont les genres en innu-aimun ?
Y. M. : Le genre, en innu, c’est l’animé et l’inanimé. Cela n’a rien à voir avec ce qui est vivant et non vivant, ce qui bouge ou ce qui ne bouge pas.
C’est une façon de classer les mots qui n’est pas non plus reliée au masculin ou au féminin. Mais nous pouvons différencier un homme d’une femme, d’un mâle ou d’une femelle chez les animaux. Tous·tes seront animé·es : les hommes et les femmes, sans oublier toutes les catégories d’êtres humains. On dira pour l’orignal mâle « nape-mush » (du morphème nape, « mâle ») et pour la femelle « ishkue-mush » (du morphème ishkue, « femelle »).
ÀB ! : Pourriez-vous parler un peu du débat entourant la nécessité ou non de transposer à l’écrit l’innu-aimun ? Et des enjeux de la standardisation de la langue ?
Y. M. : Quand on pense au français, dont l’écriture est standardisée partout dans le monde où la langue est utilisée, la question ne se pose pas. Apprendre le français pour le parler, on appelle ça un moyen de communication. Quand quelqu’un l’écrit ou le lit, là, on appelle ça l’éducation. On protège la langue par des lois, on manifeste pour celle-ci, on brandit le poing quand un directeur d’une quelconque compagnie fait une entrevue dans une autre langue que la langue prescrite par le peuple qui la veut en vie encore longtemps.
Alors, je ne parle pas de débat pour l’innu. Il en faudrait un pourtant, un débat véritable pour la conservation de l’innu par l’écriture standardisée. Les personnes qui ne sont pas en faveur de cette standardisation ne savent souvent pas la lire ni l’écrire. Elles ne connaissent pas encore la richesse de leur langue maternelle.
La première chose que les Innu·es doivent faire pour l’enjeu entourant la langue, c’est de la transmettre oralement à la génération suivante. Il ne faut pas laisser gagner les langues dominantes dans la conversation. Je m’explique : quand mon enfant me répond en français ou en anglais, je continue à parler innu, je réponds en innu. L’important est d’abord de parler la langue. L’écrire viendra ensuite, après avoir eu un bon apprentissage.
Utiliser la bonne orthographe est bon pour les enfants qui apprennent la langue sur les bancs d’école. Il faut qu’ils et elles voient une bonne orthographe exempte de fautes. Ce sera plus facile de lire, de comprendre pour la suite de l’apprentissage. Si nous lisions quelque chose écrit ainsi : « keskia, pourkoi ske t’me parl d’même ? » dans les livres qu’apportent nos enfants de l’école, nous appellerions probablement la direction d’école pour nous plaindre. Nous aurions une discussion quant au sérieux de l’enseignement. La confiance en l’école serait ébranlée.
Dans le cas de l’innu, certains parents n’ont pas eu la chance de connaître l’écriture standardisée. Les enfants l’apprennent à l’école, mais pas encore suffisamment. Si le parent s’intéresse à cette écriture, il ou elle pourra apprendre en même temps que son enfant.
ÀB ! : Est-ce que la toponymie de la Côte-Nord reflète bien la présence de l’innu-aimun ?
Y. M. : Les Innu·es ont toujours nommé les rivières, les lacs, les portages qu’ils et elles fréquentaient depuis des millénaires. Les villages voisins des communautés innues sont nommés en innu, même que les noms de certains d’entre eux sont francisés de l’innu. Par exemple Tshekashkau, qui veut dire « endroit rocheux, sans banc de sable », s’appelle en français Kegaska. Avec la colonisation, certains lacs, rivières ou montagnes ont été renommés. Mais l’Innu·e gardera le nom de l’endroit tel qu’il ou elle l’a appris.
ÀB ! : Quelles seraient les conséquences directes de la disparition de la langue ? Pourquoi son maintien et son développement sont-ils cruciaux ?
Y. M. : La culture est très liée à la langue, les deux sont inséparables. La culture des gens nomades disparaît tranquillement et s’en va vers l’oubli dans certaines communautés. Les jeunes et les enfants ne vivent plus comme leurs ancêtres, n’ont pas la moitié du vocabulaire que ces dernier·ères connaissaient et utilisaient. C’est la sédentarisation et l’éducation obligatoire qui a fragilisé la langue. Si la langue disparaît, la culture aussi disparaît, tout comme notre identité. Les Innu·es auraient de la difficulté à s’identifier réellement, à vivre pleinement, à pratiquer les activités culturelles comme cela se faisait au temps de leurs grands-parents. Ils et elles pourraient pratiquer les activités d’une autre façon, peut-être sans la moindre conviction. Si cela arrive un jour, les Innu·es vont tenter de « baragouiner » une langue lointaine, sans trop savoir ce qu’ils et elles disent et sans comprendre toute l’immensité des subtilités de la langue.
Un jour, en allant dans une communauté innue, nous cherchions notre chemin. Nous nous sommes donc arrêté·es proche d’une maison. Un aîné était assis sur la galerie, sur sa chaise berçante, il me faisait penser à mon père. Un homme basané qui a pris beaucoup de soleil, quelques rides sur le front, les cheveux noirs. Je me suis approchée de lui et lui ai demandé le chemin en innu. Il m’a répondu en français en me disant qu’il ne me comprenait pas. J’ai donc redemandé en français et il m’a indiqué le chemin. J’ai été déboussolée de voir qu’il ne parlait pas innu et qu’il était un Innu.
Je pense à ces nations qui ont vu leur langue s’endormir. Elles tentent de la réveiller, mais ce n’est plus comme avant, elles ne peuvent plus décrire, plus dire. Tout ne résonne plus comme avant. Elles empruntent à d’autres langues, mais ce n’est plus pareil. Que dire des activités traditionnelles ? Nous irions à l’intérieur des terres en nommant tout en français ou en anglais, en ne mangeant pas les produits de la chasse. C’est donc crucial de maintenir la langue, c’est notre identité.
ÀB ! : Tshimishta-nashkumitinan ! (Nous te remercions beaucoup !)