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Cauchemar républicain. Guerres culturelles et culture de l’annulation
Le 6 janvier 2021, devant le spectacle de l’assaut du Capitole par les partisans radicalisés du président défait Donald Trump, on pouvait espérer un « recentrage » du Parti républicain. Le trumpisme a toutefois laissé une marque profonde sur le parti.
Si plusieurs ténors républicains ont condamné Trump pour avoir encouragé cette attaque et pour avoir violé la norme démocratique fondamentale de la transition pacifique du pouvoir, ils ont depuis compris que leur avantage se trouvait du côté du cauchemar trumpiste. Ces ténors décrivent désormais cet assaut, orchestré par des républicains et des milices d’extrême droite, comme une manifestation citoyenne pacifique, qui aurait été noyautée par des provocateurs antifascistes.
La base républicaine vit désormais dans le cauchemar où les chambres à écho la maintiennent, et les élus antitrumpistes ont été victimes de la « culture de l’annulation » républicaine. En fin de compte, le parti ne s’est détaché ni de Trump ni de sa politique autoritaire basée sur la peur, la division et la violence envers les minorités de genre, racisées et sexuelles.
La fin du conservatisme républicain
Pour bien comprendre le virage, il faut se rappeler que le programme républicain, avant l’arrivée de Trump, était basé sur le respect de la loi et l’ordre, la sacralité de la Constitution et des libertés, le libre marché et un certain conservatisme moral, qui demeurait en phase avec la société. L’idéologie était bien de droite et avait une teneur raciste, sans toutefois être décomplexée. Le parti cherchait encore à courtiser un électorat centriste et à paraître respectable. Il ne niait pas les faits et aspirait à être rassembleur, à ne voir qu’un peuple américain. En outre, pendant longtemps, le bipartisme n’était pas qu’une vue de l’esprit. Il y existait bien une collaboration et un appui authentiques des membres des deux partis sur de multiples projets de loi. D’ailleurs, c’est une délégation républicaine qui a poussé le président Richard Nixon à démissionner, lui faisant comprendre qu’il avait le choix entre la démission et une pénible procédure de destitution qu’il allait perdre. Enfin, jusqu’à Mitt Romney en 2012, tous les candidats républicains défaits ont reconnu la victoire de leur adversaire légitime, et non pas d’un ennemi existentiel. Après la défaite de Romney, un rapport officiel du Parti suggérait même un virage inclusif pour attirer le vote minoritaire afin de reconquérir la Maison-Blanche.
Or, sous Trump, le Parti a cessé d’être conservateur. C’est désormais un parti néofasciste décomplexé, autoritaire, polarisant, chantre des dictateurs, complotiste, bassement cynique et anti-réalité. Il est ouvertement suprémaciste blanc et défend des mesures brutales visant les minorités. Il écarte aussi une réelle démocratie délibérative interne et exclut les élu·es qui osent critiquer Trump. En outre, pour plaire à la base trumpisée, plusieurs républicains se font les porte-paroles d’idées complotistes et dangereuses, comme la théorie du grand remplacement de la majorité blanche et chrétienne ou le complot des élites progressistes pédophiles (Q-Anon).
Le programme politique est devenu essentiellement ce que Trump ou Fox News disent, quitte à se contredire le lendemain. Le parti appelle aussi à une lutte existentielle du peuple contre les élites ennemies de l’Amérique, soit les démocrates, les universitaires et les organisations militantes (Black Lives Matter, LGBTQ+, etc.). Leur populisme toxique refuse l’existence d’un seul peuple américain uni dans la diversité (E pluribus unum), et peint le portrait d’une Amérique en guerre, dont seule la faction blanche et chrétienne constituerait le peuple légitime. Bref, plutôt que de répondre aux problèmes réels vécus par les Américain·es en proposant un programme gouvernemental, les républicains proposent des écrans de fumée.
Les élections de mi-mandat et les guerres culturelles
Malgré cette absence de programme, les républicains ont de bonnes chances de reprendre le contrôle du Congrès à l’automne 2022. Ils ont en effet changé à leur faveur les lois et les cartes électorales dans plusieurs États. En outre, le président démocrate Joe Biden vivote dans les sondages. Il fait face à une inflation galopante et à cause de l’obstruction républicaine, il peine à concrétiser plusieurs de ses promesses, comme une meilleure protection du droit de vote (John Lewis Voting Rights Advancement Act), des dispositions antidiscriminatoires plus robustes (Equality Act) et des investissements massifs en infrastructures (Build Back Better Act).
La stratégie du parti se résumera ainsi à dénoncer « l’inflation démocrate » et à continuer de mettre en œuvre la politique trumpiste, qui consiste à effrayer l’électorat républicain pour le garder mobilisé, en dénonçant plusieurs épouvantails, notamment les pro-choix, les personnes trans ou les adeptes de la Critical Race Theory.
Pour les républicains et pour Fox News, cette théorie universitaire – visant à comprendre la façon dont des lois apparemment neutres reproduisent et reflètent le pouvoir de la majorité blanche – est devenue synonyme d’une attaque de la gauche antiraciste envers les valeurs traditionnelles. Elle serait aussi une tentative de culpabiliser la majorité blanche. Dans les faits, lorsque la droite évoque cette théorie, cela renvoie aux livres et aux cours qui présentent aussi le côté plus sombre des États-Unis, comme l’esclavage et ses ramifications dans le présent. Plusieurs commissions scolaires sous contrôle républicain ont d’ailleurs lancé une opération de censure des bibliothèques, pour y retirer les livres qui « corrompent » la jeunesse, comme ceux de la romancière afro-américaine Toni Morrison.
Les ultraconservateurs à la Cour suprême
À cet égard, la nomination par Biden de la première femme noire à la Cour suprême des États-Unis, la juge Ketanji Brown Jackson, pourtant une modérée, nourrit la propagande républicaine, qui la décrit comme un cheval de Troie pour des idées « dangereuses ». Lors des audiences pour sa confirmation, les questions biaisées des sénateurs républicains visaient notamment à peindre la juge Jackson comme une adepte de la Critical Race Theory, une radicale remettant en question l’existence même du concept de « femme » et une juriste hostile à la position antiavortement.
La Cour suprême est centrale pour les républicains. Puisque leur poids démographique diminue, le contrôle idéologique de la Cour permet de valider leurs manœuvres anti-majoritaires pour se maintenir au pouvoir. S’ils devaient laisser chaque citoyen·ne voter, simplifier l’identification de l’électorat [1] et arrêter le redécoupage électoral partisan, les stratèges républicains savent bien que les jours de leur parti seraient comptés.
Mais le risque demeure que le vote démocrate soit plus fort que prévu, comme en novembre 2020, ce qui signifierait que la majorité conservatrice à la Cour suprême (6 contre 3) serait le dernier rempart pour éviter que des lois fédérales ne soient adoptées pour défendre le droit à l’avortement, les droits des personnes trans et le droit de vote des minorités racisées dans les 50 États américains.
Lors de leur audience devant le Sénat, les trois juges nommés par l’ex-président Trump ont affirmé être favorables au conservatisme judiciaire, soit la déférence envers la volonté législative et le respect pour la jurisprudence. Or, dans leurs décisions, ces trois juges pratiquent bien un activisme judiciaire ultraconservateur. Par exemple, la majorité conservatrice a rédigé un jugement [2] qui, lorsqu’il sera officiellement rendu à l’été 2022, renversera complètement la jurisprudence bien établie sur l’accès à l’avortement depuis Roe v. Wade (1973). De plus, cette majorité a contrecarré la volonté du législateur, qui a cherché à protéger le droit de vote des minorités avec le Voting Rights Act (1965).
Par contre, la majorité conservatrice de la Cour suprême redevient respectueuse du législateur lorsqu’il s’agit de laisser les États légiférer pour restreindre l’accès à l’avortement, pour cibler les personnes trans et pour limiter les droits démocratiques des minorités.
La minorité républicaine au Sénat bloque d’ailleurs l’adoption de l’Equality Act, qui modifierait le Civil Rights Act de 1964, afin d’y intégrer la discrimination basée sur l’orientation sexuelle, le genre et le sexe. L’Equality Act, s’il est adopté, permettrait d’inverser la tendance actuelle, alors que pas moins de 33 États, sous contrôle républicain, ont déposé près de 130 projets de loi pour restreindre les droits des personnes trans.
La peur, la division et la violence
Faute d’avoir un véritable programme de gouvernement, les républicains ont recours aux guerres culturelles. Ils mettent en pratique l’adage « diviser pour mieux régner ». Ils minent ainsi la confiance publique envers les institutions (les médias, l’administration fédérale, etc.) et diffusent la peur envers les nombreux « ennemis » de l’Amérique traditionnelle. Ce faisant, ils mettent en danger les minorités ainsi ciblées et affaiblissent la démocratie, déchirée par cette polarisation toxique.
Le Grand Old Party d’Abraham Lincoln a sombré bien bas. Par croyance ou par vils calculs politiques, ses ténors ont opté pour le cauchemar fasciste plutôt que la réalité.
[1] Dans les États contrôlés par les républicains, 36 lois ont été adoptées afin d’exiger des pièces d’identité officielles avec photo pour pouvoir voter. Ces pièces d’identité coûtent une centaine de dollars et les personnes racisées ont tendance à ne pas les détenir. Au nom de la lutte contre la fraude électorale, les républicains ciblent ainsi un électorat qui vote généralement démocrate.
[2] Cette version a été fuitée dans les médias : www.politico.com/news/2022/05/02/supreme-court-abortion-draft-opinion-00029473.