L’effet Trump
Vous avez sans doute été autant estomaqués que moi devant les résultats de l’élection aux États-Unis. Et dépit de tout ce qu’on sait sur Donald Trump, environ 71 millions d’États-Unien-ne-s ont voté pour lui. La victoire de Joe Biden, bien que claire, semble fragile : moins par le refus de Trump de céder sa place que par son puissant effet d’entrainement sur une partie de l’électorat, dont le mécontentement ne cessera probablement pas.
Le grand tour de force de Trump, on l’a dit mille fois, est de faire croire que ses propres intérêts correspondent à ceux de toutes les personnes qui l’appuient, peu importe leur provenance. Pour y arriver, il doit orienter l’échelle des préoccupations. Avec la complicité de celles et ceux qui le soutiennent, il parvient facilement à faire accepter que le fait qu’il ne paie pas d’impôt, qu’il soutient les dictateurs, qu’il affaiblit la démocratie n’a pas beaucoup d’impact sur leur vie.
Ce qui leur procurera un plus grand bien, par contre, c’est de leur permettre d’affirmer sans complexe des idées qu’il est, en temps normal, mal vu d’exprimer publiquement. Les personnes qui ont donné leur voix à Trump ont dit, par l’intermédiaire de leur vote, qu’elles sont racistes, qu’elles ne jugent pas nécessaire de protéger les gens de la COVID, qu’il ne faut pas se fier sur les scientifiques, que le réchauffement climatique n’est pas une préoccupation et qu’elles ne veulent surtout rien changer de leur mode de vie. Et cela avec confiance, parce que le président lui-même démontre une confiance à toute épreuve, qu’il ne semble jamais, à aucun moment de sa vie, effleuré par le doute.
C’est d’ailleurs par ses grandes certitudes que Trump parvient à transformer des mensonges en vérités pour plusieurs des personnes de sa base électorale. De nombreux journalistes qui ont couvert la dernière campagne aux États-Unis ont révélé à quel point ses partisans répètent avec conviction ses inepties. Sa grande force est de mentir sans qu’il ne soit jamais ébranlé par le stress de ne pas dire la vérité. Il pourrait, en toute facilité, déjouer les détecteurs de mensonge les plus sophistiqués. Il a bel et bien derrière lui toutes les apparences de l’homme qui dit vrai. Très peu de personnes ont cette capacité.
Ainsi Trump adopte d’une façon très particulière la stratégie de l’émotion. Il ne cherche bien sûr pas à attendrir qui que ce soit, mais à montrer toute la puissance et la sincérité de ses indignations, peu importe ce qu’il raconte. Il s’ensuit un grand effet d’entrainement : non seulement son public répète ses fables devenues vérités, mais celui-ci les reçoit comme une justification de ses préjugés, qui se trouvent fortement encouragés et approuvés au plus haut niveau, dans un effet cathartique pervers.
Parmi les mensonges très nocifs de Trump, celui d’associer Joe Biden à l’extrême-gauche a été l’un des plus déstabilisants. D’abord parce qu’il relève de l’invraisemblable caricature, Biden étant un bon vieux démocrate néolibéral pur jus. Ensuite par l’effet d’ostracisme procuré par de pareilles invectives. Surtout lorsqu’on sait que cette gauche qualifiée d’extrême essaie plutôt de mettre en place quelques fondements de la social-démocratie tels qu’on la retrouve dans de nombreux pays, dont le nôtre.
L’échec de Bernie Sanders aux primaires, son net ralliement à Biden par la suite, ont bien montré à quel point la nécessité de battre Trump allait au-delà de toute autre considération. Les pointes hystériques du président contre l’« extrême-gauche » devant sa base enchantée d’entendre de pareils propos, ont fortement polarisé les débats. Elles ont ramené les vieux préjugés anti-communistes de l’ère McCarthy qui permettent d’évacuer brutalement les idées progressistes avant même qu’on en débatte.
Le ralliement de la gauche au centre pour contrer l’extrémisme des républicains n’a rien de rassurant. S’ajoute à cela le poids des millions de personnes qui ont voté pour Trump et qui donneront une forme d’autorité morale aux républicains pour bloquer toute réforme le moindrement progressiste. Ce qui sera davantage accentué si le Sénat reste aux mains des républicains. Trump a bel et bien réussi à faire reculer l’élan favorable aux avancées sociales et environnementales engendré par la première campagne de Sanders.
Les commentateurs s’entendent sur le fait que Trump ne disparaitra pas du paysage politique lorsqu’il cèdera la présidence. Il va de soi aussi que Trump est le symptôme de tendances réactionnaires qui gangrènent le climat politique aux États-Unis, et aussi le nôtre, d’une certaine manière. Il faut cependant espérer que le retrait, malgré tout, de l’homme aux mille certitudes délirantes puisse permettre d’assainir les débats et de relancer sur de nouvelles bases les idées progressistes.