Jean-Marie Vigoureux
Détournement de science. Être scientifique au temps du libéralisme
Jean-Marie Vigoureux, Détournement de science. Être scientifique au temps du libéralisme, Écosociété, 2020, 216 pages.
Le livre de Jean-Marie Vigoureux, enseignant-chercheur et vulgarisateur, est un plaidoyer pour une science citoyenne. Une science portée par des qualités et valeurs comme la justice, la curiosité, l’esprit critique, l’honnêteté intellectuelle et le partage.
Vigoureux s’emploie donc à tracer la ligne entre la science telle qu’elle devrait être et ce qu’il appelle le scientisme. Florissante aux 18e et 19e siècles, cette idéologie attribue aux méthodes de la physique et des sciences en général une portée illimitée. Elle conçoit que « le développement des connaissances va permettre d’organiser scientifiquement l’humanité pour le bonheur de tous ». D’une part, le scientisme envisage la maitrise potentiellement absolue de tous les éléments de notre environnement. D’autre part, il est intrinsèquement lié à l’idée d’un « progrès » qui entrevoit l’atteinte du bonheur par le développement de la raison et de la science. Vigoureux rappelle judicieusement que dans l’euphorie de jadis, il était à peine relevé que des générations entières étaient en train d’être sacrifiées sur l’autel du progrès, au profit d’une minorité. À cet effet, la condition ouvrière du 19e est un exemple patent.
Vigoureux constate que le scientisme a aujourd’hui laissé place à ce qu’il nomme économisme, une approche qui s’est substituée au scientisme dans ses prétentions d’explication absolues du monde. L’économisme s’inscrit dans une pensée libérale exacerbée, privilégiant égoïsme et cupidité. Il place la productivité, la rentabilité et le profit au cœur de ses objectifs. En somme, il lie la quête du bonheur à l’expansion du libre marché. Il s’exprime notamment par une soif des résultats, une importance accrue de la quantification, une conception de l’économie libérale comme mue par des lois naturelles et une bureaucratisation décuplée imposée notamment aux chercheur·euses en échange du financement de leurs travaux. Il entraine une marchandisation de la science, l’amenant à servir, par toutes sortes de stratagèmes, « davantage la finance et la grande industrie » que le bien commun.
J’ai particulièrement apprécié les passages du livre où l’auteur nous propose des exercices de nuance concernant certains lieux communs ou a priori vis-à-vis de la science. Par exemple, Vigoureux remet en question la propension qu’ont certains à faire entièrement reposer la responsabilité des dérives scientifiques sur les épaules de certains penseurs du passé. Il discute de l’exemple de Descartes qui envisageait comme allant de soi l’instrumentalisation et la subordination de la nature aux humains – et qui a amplement été critiqué pour cela. Mais Vigoureux nous demande : « est-ce la faute de Descartes si nous sommes devenus de mauvais maitres ? »
Ce questionnement fait écho au livre dans son entièreté, en ce qu’il s’agit d’un appel à la responsabilisation face à ce qu’est devenue la science. Elle est décrite comme une marchandise tenue en otage sur les marchés par des entreprises, le primat du profit corrompant ses visées et son développement. En remettant les pendules à l’heure, le livre nous enjoint aussi à considérer les espoirs pour le développement d’une science citoyenne. À ce propos, Vigoureux cite en exemple un laboratoire de recherche de l’Université Ouverte, auquel il a participé, qui réunissait des citoyen·nes amateur·trices de recherche et des enseignant·es chercheur·euses professionnel·les.
Au final, Vigoureux nous invite à prendre conscience de notre pouvoir collectif, pour changer de paradigme économique et espérer réorienter la science, pour qu’elle puisse servir la lutte contre la destruction de notre planète.