Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec

No 064 - avril / mai 2016

Frédéric Parent

Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec

Benoît Gaulin

Un Québec invisible. Enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec, Frédéric Parent, Québec, PUL, 2015, 281 p.

Alors que le rapport Payette sur les radios poubelles retenait l’attention du Québec médiatique à l’automne 2015, un essai intrigant intitulé Un Québec invisible, enquête ethnographique dans un village de la grande région de Québec atterrissait discrètement dans nos librairies et a fait gloser beaucoup moins l’animateur·trice de radio comme l’abonné·e Facebook. Pourtant, à l’heure où « la recherche calque trop souvent le modèle politico-médiatique dominant qui oscille entre l’usage des sondages et des études statistiques, d’une part, et l’éditorialisme, ou la philosophie sociale d’autre part » et creuse ainsi « l’écart entre la réalité vécue et celle que nous renvoient les médias de toutes sortes  », on voit facilement l’intérêt que l’on peut tirer de la lecture de l’ouvrage du sociologue Fréderic Parent : mieux comprendre (et autrement qu’à coups d’affirmations gratuites et de jugements péremptoires sur l’efficacité des radios poubelles) ce Québec « profond » et « de souche » que certaines élites urbaines et scolarisées ignorent ou, pis encore, méprisent carrément.
Parent renoue ici avec une tradition délaissée, pour ne pas dire entachée de suspicion : l’approche monographique, c’est-à-dire celle-là même qui a marqué le développement de la sociologie au Canada français. Ainsi, un peu à la manière des Léon Gérin (L’Habitant de Saint-Justin, 1898), d’Horace Miner (Saint-Denis : un village québécois, 1939) ou d’Everett Hughes (Drummondville ou la Rencontre de deux mondes, 1948), Parent a vécu quelques mois à Lancaster, un village de 1 500 habitants situé sur la rive sud de Québec (dans Bellechasse, la Beauce ou les Bois-Francs, peu importe) et s’est attardé à la description et à l’analyse minutieuse de cet espace social dans sa double dimension matérielle et idéelle. Un Québec invisible est la version remaniée et écourtée de sa thèse de doctorat intitulée Dieu, le capitalisme et le développement local. Son auteur cherche à rendre compte du modèle dominant d’organisation des relations sociales (socio-logiques) dans les espaces religieux, économiques et politiques du village saisi comme un microcosme d’un Québec francophone contemporain. Celui-là même qui a voté faiblement Oui au référendum de 1995 et qui envoie aux parlements fédéral et québécois des députés conservateurs ou caquistes.

Quel est donc ce modèle de structuration des rapports sociaux qui ne serait pas étranger au fait, par exemple, que les habitant·e·s de Lancaster – moins riches et scolarisés que le Québécois moyen – ont des opinions politiques (antisyndicales, par exemple) et des comportements électoraux contraires à leurs intérêts objectifs en s’opposant à l’intervention étatique ? La réponse de Parent n’est pas sans surprendre. Une quarantaine d’années après la Révolution tranquille, Un Québec invisible vient en quelque sorte valider la thèse principale des monographes suivant laquelle la famille était au principe de la structuration de la société canadienne-française. La réalité empirique – ce Québec invisibilisé des classes populaires, de la population rurale et des femmes – mise au jour par Parent montre en effet les vestiges de cette société « folk » dans laquelle « l’attention obsessive portée à la propriété privée et à la transmission du patrimoine familial […] renvoie au fait que la famille souche n’a de « valeur » que dans l’espace local. C’est son enracinement dans un territoire villageois à travers les réseaux de parenté et d’alliances qui fonde son prestige, et cette population estime dorénavant que son pouvoir local est mieux protégé par l’absence de régulation étatique des activités économiques et politiques ». Car en dehors de cet espace, conclut-il dans une postface qui vaut à elle seule l’achat du livre : « La population souche se trouve dans une position dominée. N’est-ce pas là un cas exemplaire de notre situation historique de dominé et de dominant ?  »

Ainsi, la famille souche constituerait moins un archaïsme de l’histoire qu’une réponse à une crise de reproduction sociale, celle qui afflige une société dont « la grammaire symbolique de base s’est formée dans le rapport de domination coloniale » (Gilles Gagné) et qui a trouvé dans la chaleureuse unité de la « famille-parenté- communauté » (dans les relations de proximité, d’interconnaissance et d’alliance qu’on y trouve) une manière de conserver ses acquis dans un monde en transition. « Autrement dit, termine Parent, la montée du conservatisme va de pair avec l’augmentation des rapports de domination ou le renforcement de l’interdépendance des relations. Plus la domination apparaît, plus le resserrement sur ce que nous possédons ou croyions posséder se renforce. »

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