Dossier : Repenser l’alimentation
La cuisine est un sport de combat
On le sait, les banques alimentaires sont plus sollicitées que jamais. Or, leur efficacité et leur pertinence ont récemment été remises en question, car elles ne suscitent aucun changement dans les politiques sociales de l’État et peuvent facilement devenir des béquilles pour les populations les plus démunies qui y ont recours.
Les cuisines collectives représentent quant à elles une autre voie puisqu’elles rassemblent, dans un même espace, dépannage alimentaire et éducation populaire. Regard sur une pratique méconnue du milieu communautaire.
L’autonomie alimentaire
Les organismes communautaires offrant des services de première ligne d’alimentation ont comme idéal de cesser d’exister. Ils se veulent avant
tout des acteurs du changement social avec pour objectif la lutte à la pauvreté.
Marie-Claude Morin-Ouellet du Carrefour alimentaire Centre-Sud le souligne : pour les cuisines collectives, le but est tout d’abord d’aider les gens à atteindre l’autonomie alimentaire. Ce concept, le Regroupement des cuisines collectives l’a défini comme un « processus de prise de pouvoir permettant, à tous et à toutes, l’exercice du droit à l’alimentation », ce qui suppose « une prise en charge individuelle et collective visant l’accessibilité à une nourriture de qualité et à un meilleur contrôle du système alimentaire qui ne peut se faire sans une démarche d’éducation populaire ».
Cette prise de pouvoir individuelle place les participant·e·s au cœur de la démarche ; ceux-ci collaborent à la planification des achats, mettent en commun leurs ressources financières et élaborent conjointement des recettes. On répond ainsi à l’objectif de dépannage alimentaire en concoctant des recettes santé à moindre coût en groupe, ce qui brise l’isolement et procure un sentiment d’appartenance.
Les cuisines collectives cherchent donc à sortir de la logique de gestion de la pauvreté en accompagnant les personnes à démystifier les enjeux alimentaires par des activités d’éducation populaire et d’ « empowerment » des populations exclues et dans le besoin, le volet collectif de cette autonomie alimentaire. La grande majorité des cuisines collectives adhèrent par ailleurs à la « Base d’unité politique », un document détaillant les valeurs communes qu’elles partagent telles la justice sociale, la solidarité et la dignité de la personne. Elles se veulent un espace de conscientisation et d’influence des politiques sociales.
Par des ateliers sur le coût de la vie et l’accessibilité aux aliments d’un côté, et des ateliers sur les problématiques alimentaires de l’autre, les cuisines collectives cherchent à permettre aux gens de mieux comprendre les enjeux sociopolitiques qui sont liés à l’alimentation. Les deux domaines vont de pair selon Mme Morin-Ouellet puisqu’il s’avère difficile de parler de choix santé et de saines habitudes de vie lorsque le revenu des individus ne permet pas d’y avoir accès. Dans le contexte d’une augmentation drastique du coût du panier d’épicerie et de la stagnation des salaires et des aides gouvernementales (à titre d’exemple, le prix du kilo de bœuf haché a augmenté de 232 % en 15 ans, alors que le montant de l’aide sociale s’est vu bonifié d’un maigre 32 %), il serait ridicule de penser que l’autonomie alimentaire pourrait être atteinte uniquement par le développement des compétences en cuisine. Puisqu’il est plus facile de couper dans le panier d’épicerie que dans le loyer, il s’ensuit que la question du revenu équitable pour tous et toutes est centrale dans les revendications du Réseau des cuisines collectives.
De la responsabilité individuelle à l’enjeu collectif
Dans la pratique, il s’avère toutefois difficile de mobiliser les membres autour d’actions visant le changement à long terme des politiques sociales. Selon Blaise Rémillard, responsable du comité alimentation de la Table de quartier Hochelaga-Maisonneuve, il est « difficile de réfléchir à l’alimentation comme un droit et une responsabilité collective. Par exemple, les agriculteurs sont des travailleurs autonomes, la distribution est essentiellement gérée par le privé et très peu de lois encadrent l’accessibilité à des aliments frais et à moindre coût ». L’alimentation est donc vue comme un problème individuel et non comme une problématique sociale.
Parallèlement, les cuisines collectives, les banques alimentaires et beaucoup d’autres organismes communautaires peinent à répondre à la demande. Les organismes communautaires sont de plus en plus vus comme des sous-traitants par l’État, offrant des services à moindre coût. Or, l’essence de ces milieux n’est pas de remplacer l’État, mais d’offrir des alternatives à ceux et celles qui ne cadrent pas dans l’intervention étatique. Face à un désinvestissement massif dans les services sociaux et de santé et un manque chronique de financement, autant les banques alimentaires que les cuisines collectives sont coincées entre une augmentation des demandes de services et une diminution des activités et services offerts.
Conséquemment, le bassin de personnes précaires a augmenté, laissant les ressources de première ligne plus débordées que jamais, incapables de compléter leur mission primaire, dépourvues des ressources humaines et financières leur permettant de compléter leur mission de conscientisation politique. Il est alors difficile pour les organismes de dépasser la simple offre de services et de dépannage ; que certains d’entre eux s’attellent à l’éducation populaire de leurs membres est déjà remarquable.