Dossier : Repenser l’alimentation
Une visite au supermarché
S’il est instructif de penser à un supermarché comme à une machine à inciter à consommer, c’est que cela l’est en effet. Il est utile de le savoir, ne serait-ce que pour résister aux pièges qu’on nous tend. Voici quelques-uns des rouages de la machine présentés par une visite imaginaire à votre supermarché préféré. Votre guide s’appelle Laura : c’est une jeune sceptique.
Vous sortez de votre voiture et pénétrez dans le centre d’achats. Devant vous se trouve une fontaine, autour de laquelle on a installé des bancs. Il y a là des fleurs, de vraies fleurs et même un arbre, tout aussi véritable que les fleurs. Le contraste avec le stationnement que vous venez de quitter est saisissant. Autant le stationnement était inhospitalier, bruyant, sans végétation aucune, autant cette fontaine est accueillante, incite au calme et invite à s’y arrêter. Longuement.
C’est bien évidemment le but recherché.
— En entrant dans ce centre d’achats, vous dit Laura, nous venons de pénétrer dans une machine à inciter à acheter. Cette machine est efficace, testée et éprouvée. En passant, notez aussi ce que vous entendez.
Les cinq sens sollicités
Vous prêtez l’oreille. À la cacophonie extérieure a fait place une douce musique, apaisante qui complète merveilleusement la fontaine et incite elle aussi à vouloir s’attarder ici.
Vous reprenez votre route et vous vous dirigez vers le supermarché, situé tout près. Vous prenez un chariot et Laura vous fait remarquer combien il est grand. Les recherches, explique-t-elle, montrent que l’on tendra à acheter plus si le chariot est plus grand.
En entrant dans le supermarché, vous entendez là aussi une douce musique. Mais Laura vous demande, cette fois, ce que vous sentez : car c’est aussi votre odorat qui sera sollicité. Dès l’entrée du supermarché, on se trouve devant la section des plats cuisinés, et ils dégagent une fort agréable odeur, en particulier ces poulets grillés.
— Cette bonne odeur que le chaland sent dès qu’il arrive a un rôle à jouer dans la machine, explique Laura. Qu’il achète ou non quelque chose dans cette section, elle contribue à sa mise en condition en le mettant en appétit.
Laura prend une pause, puis désigne un vaste espace du doigt.
— Vous noterez aussi, dit-elle, ce qu’on trouve presque immanquablement dès l’entrée d’un supermarché : les fruits et les légumes. Il y a à cela plusieurs raisons. Vous les devinez ?
— C’est joli !
— En effet, dit Laura. Mais il y a plus. Tous ces fruits et tous ces légumes savamment disposés et offerts, tous sans imperfections ou presque (ils ont notamment été sélectionnés pour cette raison), tout cela que vous pouvez toucher et choisir vous ferait oublier que vous êtes dans un magasin à grande surface vendant surtout des produits industriels. Par eux, vous voilà presque dans un marché d’autrefois, à choisir vos aliments. Et puis tout le monde sait qu’il est important de manger beaucoup de fruits et beaucoup de légumes, nous allons donc régler cette formalité dès le départ, après quoi on passera aux choses plus sérieuses – pour le supermarché du moins. Vous pourrez ainsi, sans mauvaise conscience, vous gâter ; et le commerce vous a justement préparé pour cela quelques bons tours et quelques bonnes surprises.
Vous poursuivez votre route au pays de la manipulation du chaland. Ici se trouvent les viandes, bien emballées, sans sang apparent ni rien qui rappelle (trop) qu’il s’agit de muscles d’animaux morts, se plaît à noter Laura, qui est végétarienne. Puis, vous respirez de nouvelles odeurs agréables : c’est la boulangerie.
Vous abordez ensuite les allées, vastes, nombreuses ; elles composent la plus grande part de la surface du supermarché. Par contre, avec votre grand chariot, il est très difficile de faire demi-tour, de sorte que vous devez parcourir entièrement chacune de celle où vous vous êtes engagés – ce qui augmente les chances que vous achetiez quelque chose.
Laura semble savoir ce qu’elle veut acquérir et elle s’engage résolument dans une allée, où elle se dirige à un endroit précis, qu’elle fixe un moment, l’air dépité.
— Les riz étaient juste ici il y a peu de temps encore. Mais ils ont de nouveau changé le planogramme !
— Le quoi ?
— Le planogramme. C’est le plan qui précise la disposition des produits dans le supermarché. Mais on le change assez souvent. Pour une raison fort simple : cela permet de briser les habitudes des clients et de les amener à découvrir, et peut-être acheter, de nouveaux produits. La disposition des produits offerts est une chose à laquelle on accorde une grande importance dans un supermarché. Vous remarquerez par exemple que les gros vendeurs et les bonnes sources de profit sont placés à hauteur des yeux. A contrario, les moins bons vendeurs ou les produits qui génèrent de moins bons profits sont situés plus bas sur les étagères. Regardez par exemple ces farines : les gros formats sont tout en bas et il faudra vous pencher pour en prendre un contenant. Vous noterez aussi que les produits susceptibles d’intéresser les enfants sont commodément placés à la hauteur de leur vue.
Biais cognitifs à l’épicerie
Laura apprend d’un employé où se trouvent désormais les riz et vous vous dirigez vers cet endroit.
— Vous avez certainement remarqué que les prix se terminent presque toujours par ,99. Vous devinez pourquoi ?
— J’ai pensé que ce pouvait être pour rendre plus difficile de tenir le compte de nos achats et c’est pourquoi j’arrondis toujours à l’unité.
— C’est une partie de l’explication. Mais il y a autre chose, un biais cognitif appelé biais du chiffre de gauche. Il s’agit d’une heuristique d’évaluation qui nous fait, pour un nombre donné, accorder plus d’importance qu’on devrait au chiffre de gauche, tandis que les autres tendent à être moins pris en compte. C’est lui qui fait que 7,99 $ est mal évalué par rapport à 8,00 $. On a ainsi montré que les voitures usagées dont l’odomètre indique entre 79 900 et 79 999 km se vendent de manière disproportionnée plus cher que celles dont l’odomètre compte entre 80 000 et 80 100 km, mais aussi pas beaucoup moins cher que celles dont l’odomètre indique entre 79 800 et 79 899 km.
— C’est tout un art l’affichage de prix !
— Vous ne devinez pas à quel point. On a aussi mis en évidence un biais cognitif appelé ancrage. Soit un nombre n’ayant aucun rapport avec une évaluation à faire : eh bien, on va néanmoins voir cette évaluation se rapprocher de ce nombre, comme s’il était une ancre l’attirant vers lui.
— Il me faudrait un exemple, là…
— On demande à des étudiants de prendre en note les deux derniers chiffres de leur numéro d’assurance sociale. Ensuite, on les fait enchérir sur une bouteille de vin. Les prix misés sont plus bas ou plus haut selon qu’étaient petits ou grands les nombres de leur numéro d’assurance sociale !
— Mais c’est extraordinaire. Et ouvre tant de possibilités pour les vendeurs !
— En effet. Et les psychologues qui ont fait ces travaux, Daniel Kahneman et Amos Tversky, ont d’ailleurs gagné le « prix Nobel d’économie ». Tout cela, il faut le dire, remet sérieusement en question l’idée d’un être humain parfaitement raisonnable et capable de faire des choix rationnels, que suppose d’ailleurs la théorie économique.
Vous demandez à Laura un autre exemple de ces biais cognitifs. Elle explique :
— Si le consommateur doit choisir entre A et B, il préférera B. Mais étrangement, on peut lui faire préférer A simplement en lui offrant aussi, en plus de A et B, une version moins intéressante de A dont personne ne voudrait, mais qui rend A préférable, même à B !
Laura sort un stylo et un carnet qui ne la quittent jamais. Elle écrit quelque chose et vous le tend. Vous lisez :
Abonnement
A. En ligne, un an : 59 $. • B. En ligne et copie papier, un an : 125 $
Laura vous explique :
— Placés devant ce choix, 68 % des gens choisissent l’option A ; les autres, l’option 2.
Elle reprend son carnet, change de page, écrit autre chose et vous le tend. Cette fois, vous lisez :
Abonnement
A. En ligne, un an : 59 $. • B. Copie papier : 125 $. • C. En ligne et copie papier, un an : 125 $
— Dans l’offre ainsi présentée dans la revue The Economist, seulement 16 % des gens ont choisi l’option A et 84 % l’option C.
Vous poursuivez votre marche, cette fois vers les lentilles et les légumineuses. Laura s’empare d’une boîte et examine la partie de l’étiquette où se trouvent les informations nutritionnelles.
— Ce petit rectangle blanc sur lequel sont inscrites en noir des informations, il se retrouve normalement sur chacun des produits vendus dans ce supermarché. C’est l’une des choses les plus importantes qui s’y trouvent. Mais on pourrait faire mieux et surtout il faudrait apprendre aux gens à les lire, ces étiquettes.
Laura poursuit.
— Il faut savoir, pour commencer, que ce sont les entreprises elles-mêmes qui indiquent les chiffres qu’on lit sur ces étiquettes, depuis la date de péremption, qu’elles ont intérêt à rapprocher, jusqu’au reste. Récemment, le Laboratoire d’analyse SM, de Sherbrooke, accrédité par le Conseil canadien des normes, a évalué les teneurs en calories, lipides et sodium de cinq produits achetés dans un supermarché. Les disparités entre ce que l’étiquette annonçait et ce que le laboratoire estimait étaient importantes, parfois même spectaculairement importantes [1] et sont un indice que le système, ou du moins une partie du système, est défectueux. Un cas extrême : ce pain pita sensé contenir tant de calories, de lipides et de sodium en contenait en fait respectivement 21 %, 138 % et 67 % de plus !
— Et que faudrait-il regarder sur une étiquette ?, demandez-vous.
— En ayant en tête qu’il peut s’agir de chiffres imprécis et inexacts, je regarde d’abord l’unité de mesure, qui est la portion ou une certaine quantité (la moitié du contenant, deux cuillérées, une tasse, etc.). Il ne faut pas l’oublier quand on évaluera ce qu’on va consommer. (Parfois, les quantités indiquées rendent difficile le calcul, comme 251 mg) Je regarde ensuite les calories, les lipides, le cholestérol et le sodium, en visant 5 % de la dose quotidienne recommandée. Les aliments préparés sont souvent terribles sur ces plans et une seule portion vous ferait dépasser votre dose pour la journée. Je regarde ensuite les fibres, le calcium, le fer, les vitamines, en visant cette fois plus haut, autour de 20 % de la dose quotidienne recommandée. Je me méfie des appellations « sans cholestérol » : on vend parfois de cette façon un produit alors qu’il est normal qu’il n’en contienne pas ou quand il contient des gras trans, qui sont pires !
Vous voilà arrivés à la caisse. Vous avez retenu les leçons et ne vous étonnez pas de ces dernières tentations qu’on trouve à celle-ci.
[1] Marie Allard, « Des étiquettes peu fiables », La Presse, 7 avril 2015. Une lecture : Martin Lindstrom, Brandwashed : Tricks Companies Use to Manipulate Our Minds and Persuade Us to Buy, Crown Business, 2011.