Dossier : Nouvelles résistances,

Chronique de la lutte contre l’austérité en Espagne

Sous les pavés, l’entraide

Marcos Ancelovici

Ce lundi 23 février 2015, un jeune couple d’une trentaine d’années et ses trois enfants sont censés être expulsés du logement qu’ils occupent dans un quartier populaire de Madrid. Il est 7 h du matin lorsque les gens commencent à arriver sur les lieux de l’éviction. D’abord quelques militantes pour le droit au logement et des féministes antifascistes. Ensuite des amis de la famille visée par l’éviction, des voisines et quelques journalistes. Il est toujours conseillé d’arriver tôt sur les lieux, avant que la police ne boucle le périmètre et qu’il soit alors impossible d’empêcher l’éviction.

Vers 9 h, nous sommes une trentaine. On nous propose du café, on attend, on partage des anecdotes sur d’autres évictions, on raconte sa vie et ses malheurs, l’escro­querie et le chantage des banques, on attend encore et encore, on consulte son téléphone portable à n’en plus finir pour voir s’il y a des nouvelles, si la commission juridique et le représentant de la banque sont en chemin. Vers 10 h, les rangs de la police commencent à grossir. Plusieurs voitures et motos, déjà deux fourgonnettes de l’anti-émeute. Nous sommes maintenant une quarantaine. Tout le monde est tendu, fatigué, en suspens… Vers 10 h 30, une militante de la Plateforme des personnes affectées par les hypothèques (Plataforma de afectados por la hipoteca, PAH), le principal groupe de lutte contre les évictions en Espagne, vient nous dire que la banque refuse de négocier, que l’éviction va avoir lieu et que la police se prépare à inter­venir. On demande à la famille concernée si elle veut céder ou résister. Elle ne veut pas partir.

Une troisième fourgonnette de l’anti-émeute apparaît alors. Branle-bas de combat ! Tout le monde s’agite et s’assoit rapidement par terre, bras dessus bras dessous pour bloquer l’entrée de l’immeuble, en scandant : « Voisine, réveille-toi, on expulse à ta porte ! », « Une éviction, une autre occupation !  » et « Pas de tirs en l’air, ni dans la gueule, dehors les flics, des rues de Madrid ! » Fina­lement, peu avant 11 h, la banque cède et accepte d’accorder un délai. La foule explose de joie ! Les gens s’embrassent, le couple sort de l’immeuble en pleurant, embrassant les militant·e·s, serrant des mains, étourdi par l’émotion. L’éviction est reportée au 30 mars. La foule scande : « Maintenant, nous partons ! Mais nous reviendrons ! »

La lutte pour la défense des droits sociaux est à recommencer tous les jours. Telle une multitude de Sisyphe, les Espagnol·e·s luttent au jour le jour contre les effets de la crise. Le combat a commencé avant l’avènement des fameux « Indignés » (le 15-M, pour Mouvement du 15 mai, comme on l’appelle en Espagne) en 2011 et il continue malgré le déclin de la mobilisation.

Une résistance quotidienne

Depuis le début de la crise, en 2008, il y a eu plus d’un demi-million de saisies immobilières en Espagne. Dans ce pays qui jouissait d’un des plus hauts taux de propriété foncière au monde en 2007 (87 % des Espagnol·e·s étaient propriétaires tandis que la moyenne européenne s’élevait à 60 %), l’éclatement de la bulle immobilière n’en finit plus de faire des ravages : on compte en moyenne 159 évictions par jour en Espagne et il y en a eu près de 400 000 depuis le début de la crise. Des familles entières se retrou­vent à la rue, sans aucune aide sociale ou recours. Les milieux les plus défavorisés sont les plus touchés par cette véritable crise humanitaire. Par exemple, le quartier de Nou Barris, le plus pauvre de Barcelone, est confronté à 16 évictions par jour, soit, à lui seul, 10 % du total des évictions quotidiennes que connaît l’ensemble du territoire espagnol.

La résistance quotidienne contre les évictions et, plus généralement, contre les méfaits des politiques d’austérité se nourrit d’un incroyable élan de solidarité qui se déploie au niveau des quartiers. Enracinées dans le quotidien des gens et étroitement associées à des stratégies de survie, ces luttes sont vitales tant elles cultivent le lien social dans un contexte de désagrégation. À travers elles, des personnes qui vivaient jusqu’alors les effets de la crise (chômage, déclas­sement social, appauvrissement, pénurie alimentaire, menace d’éviction, etc.) dans l’isolement et la passivité font l’expérience de la soli­darité et de l’action collective. L’entraide qui en découle va au-delà de la question du logement pour souvent toucher à des questions de santé, d’éducation ou de culture.

Ces formes de résistance quotidienne s’articulent autour des nombreux centres sociaux, assemblées de quartier et plateformes citoyennes mis sur pied dans la foulée de l’occupation des places publiques en mai 2011 (événement que l’on associe au début du 15-M). Les structures qui existaient préalablement, comme la PAH qui a été fondée en 2009 à Barcelone, se sont consolidées et étendues grâce à l’intense mobilisation du 15-M. D’autres, comme l’immense centre social autogéré Eko, dans le quartier popu­laire de Carabanchel, à Madrid, sont appa­rues dans un souci de créer une infrastructure qui appuie les mobilisations dans le temps, au-delà de l’urgence de l’occupation des places. Aujourd’hui, à Madrid, on compte plusieurs dizai­nes de comités logement (comisiones de vivienda) et de plateformes comme la PAH ou Stop Desahucios (Halte aux évictions) organisés au niveau des quartiers [1].

L’émancipation au-delà des partis politiques

Toutes ces structures sont profondément marquées par une culture politique et un savoir-faire militant libertaires. Elles sont décentralisées, non partisanes et fonctionnent sur une base participative horizontale. Elles mettent l’accent sur l’éducation populaire, l’auto-organisation et l’empowerment, et servent à la fois de lieu de rencontre et de coordination, d’échange et d’apprentissage, de mémoire mili­tante et d’expérimentation. Par leurs pratiques autant que par leurs objectifs, ces structures empiètent sur la logique du marché, mais aussi sur celle de la démocratie représentative et de son principe de délégation.

Bien que le mouvement du 15-M ne soit pas anarchiste, c’est au sein de ces structures libertaires que l’on retrouve aujourd’hui son esprit et sa flamme. Et c’est aussi là que se joue son avenir plutôt qu’au sein du nouveau parti de gauche Podemos. En effet, le succès grandissant que connaît Podemos depuis les élections européennes de mai 2014 risque de sacrifier le 15-M sur l’autel du jeu électoral et de la politique insti­tutionnelle. Bien que son programme anti-austérité soit en partie l’expression du 15-M et qu’il puisse contribuer à l’amélioration des conditions de vie de beaucoup de gens en Espagne, Podemos est aussi soumis aux pressions institutionnelles que connaissent tous les partis politiques et a déjà commencé à évoluer vers une structure verticale de moins en moins participative. Il y a fort à parier qu’il se coupera rapidement des mouvements sociaux et finira par ressembler aux autres partis de la gauche centriste européenne, comme les partis verts avant lui.

Il n’en demeure pas moins qu’une victoire de Podemos lors des élections législatives de novembre 2015 serait une bonne nouvelle. Un gouvernement dirigé par Podemos pourrait éventuellement contribuer à l’avènement d’un rapport de force qui serait, à court terme, plus favorable à l’émancipation en modifiant, entre autres, le cadre institutionnel de la vie publique. Cependant, il ne saurait se substituer aux réseaux d’entraide et aux pratiques libertaires qui sont le gage d’une véritable auto-émancipation des personnes et des collectivités.


[1Lire également sur le sujet Laurence Guénette, « Résistances à la crise », À bâbord !, no 51, oct.-nov. 2013. NDLR.

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