Dossier : Transition écologique, le grand virage
Conditions d’une véritable transition
Partout sur la planète s’agitent des mouvements écocitoyens qui s’organisent et déploient des initiatives de solidarité et de justice sociale. Ils insufflent de plus en plus cette perspective systémique à leurs luttes afin de mettre en œuvre une transition écosociale complète.
La transition résonne aussi dans les laïus politiques, corporatistes, institutionnels et même législatifs. Les élites politiques et économiques font d’incroyables acrobaties, plus ou moins habiles et plus ou moins honnêtes intellectuellement, pour intégrer ce mot devenu incontournable. Elles façonnent le concept de transition de sorte à l’imbriquer dans le paradigme capitaliste et la vision néolibérale, quitte à lui faire incarner le contraire même de son essence.
Au Canada comme au Québec, nos gouvernements ont opté pour un soliloque à portée étroite, la transition énergétique, qui en plus de s’auto-valider via des mots vides, exclut les autres aspects nécessaires à une transition systémique. Elle ne daigne proposer aucun changement substantiel dans les ressources énergétiques envisagées : les sables bitumineux et le gaz naturel, car « c’est bon pour le pays ». On nous impose une transition pervertie, brandie fièrement par ces élites qui carburent plus que jamais au « politiquement vertueux », surtout quand elles subventionnent allègrement de nouvelles opportunités économiques au détriment d’une réelle transition.
Notre civilisation étant arrivée au seuil criant de l’urgence, le vocable transition brûle donc sur toutes les lèvres décideuses de ce monde, y compris entre les invisibles mains du néolibéralisme qui animent les pantins d’un show de carton-pâte, aux frais de la population autant que possible. Business as usual.
La transition, quosséça ?
La transition énergétique que promeuvent nos gouvernements n’est qu’un leurre : elle ne veut que faciliter le passage d’une forme d’énergie arrivant à son terme (le pétrole conventionnel) vers une autre forme d’énergie, même s’il s’agit d’un autre hydrocarbure. Elle ne considère aucunement l’urgence d’une réelle décarbonisation de l’économie, qui exige actuellement la ponction et le transport sauvage de matières transitant sur des milliers de kilomètres.
La transition strictement écologique est également illusoire : il est certes vertueux de tabler à diminuer l’empreinte de chacun·e en consommant moins et mieux, tout en croyant que ça réduira l’extractivisme des matières non renouvelables ou l’utilisation de matières toxiques. Mais toujours ancrée dans ce système capitaliste, cette forme de transition ne prévient en rien les détresses économiques et sociales qu’induiront le choc pétrolier et les changements climatiques, surtout si elle est incarnée par l’apport de hautes technologies inaccessibles aux communautés vulnérables. Ce n’est pas une poignée de chars électriques coûteux détenus par une élite économique qui empêchera l’inéluctable, sauf que cette élite s’en sortira mieux et sera assise plus confortablement quand ça brassera. Par ailleurs, le leitmotiv « chaque petit geste compte » implique une individualisation de la responsabilité transitoire, alors que de grands gestes collectifs structurants sont de mise.
C’est une transition écosociale qui est nécessaire actuellement, soit une transition systémique qui inclut en elle-même un aspect transitionnel sur les plans écologique, donc énergétique, mais également social ; elle vient de la base, et non du haut. Une telle transition voit à la décarbonisation de l’économie en sortant de notre dépendance aux hydrocarbures, met en place des actions autonomes pour chaque localité permettant une résilience adaptative et pérenne, pense à prémunir les populations vulnérables face aux adaptations climatiques et économiques majeures qui s’annoncent, met en place des actions accessibles à la majorité et non seulement aux élites. Ce sont des initiatives communales et des pratiques alternatives locales qui seront en mesure de changer radicalement cette macroéconomie intoxiquée par le pétrole.
Une bataille sémantique agite l’idée de transition
On ne peut pas laisser aux élites le soin et la liberté de définir la transition et d’en articuler le sens selon leur vision exclusivement bureaucratique ou économique. L’appropriation de ce terme est un enjeu véritable dans le rapport de force que les mouvements sociaux construisent en faveur d’un monde écologiste et juste. La pertinence de s’exprimer sur la transition, comme le font les textes rassemblés dans les prochaines pages, découle de l’urgence de remettre les pendules à l’heure en ce qui concerne la nature de la transition.
Le terme transition est accaparé en ce moment par les politicien·ne·s selon un sens qui le vide de toute portée subversive et de toute vision globale, alors qu’une telle perspective est pourtant nécessaire dans la réponse que nous tenterons de formuler à la crise écologique de notre ère. Comme le formule habilement l’écologiste Maude Prud’homme dans son texte La transition énergétique n’est pas un changement d’huile, plusieurs des « solutions » promues actuellement « exacerbent les oppressions qui ont cours. Telle est notre époque, faite d’inerties lourdes de ses vainqueurs [1] ». Pire encore, il est plausible d’affirmer que l’utilisation du terme transition énergétique en rassure certain·e·s et se déguise en réponse aux préoccupations populaires, alors que les politiques actuelles affectent les écosystèmes et les droits des populations d’une façon particulièrement catastrophique.
Rappelons-nous la façon dont le terme développement durable fut rapidement intégré par la classe politique dès les années 2000, intégrant habilement le discours environnemental dans un modèle néolibéral. À l’époque, le gouvernement du Québec se servit même du concept de développement durable pour fomenter la voix légitime avec laquelle il souhaitait dialoguer au sein des mouvements environnementaux et pour marginaliser la conception écologiste trop subversive, soit « l’écarter du champ de reconnaissance politique [2] ». Par le sens donné aux concepts comme développement durable ou transition, le pouvoir peut aisément favoriser les groupes ou propositions véhiculant une approche concertationniste et non conflictuelle, au détriment des groupes de la base envisageant la transition comme un changement systémique imbriquant de multiples aspects.
Bloquer ce que doit et catalyser ce qu’il faut
Au Québec, les groupes écologistes se sont développés avec vigueur dès les années 1960, proposant depuis la base des changements profonds sur les plans économique et social. Le mouvement vert québécois a joué « un rôle fondamental dans la mise à jour des enjeux institutionnels de l’environnement [3] » et la lutte pour la conceptualisation de la transition et pour son application sur le terrain relève encore une fois de ce rôle nécessaire.
Aujourd’hui encore, ce sont les groupes de la base qui, unissant leurs expertises sociales et écologiques, vont pouvoir proposer un discours et développer des pratiques en faveur d’une véritable transition, mettre en joue la classe politico-industrielle pour l’empêcher de se complaire dans des concepts doucereux et des politiques arrangeantes, mais qui ne répondent en rien ni à l’urgence écologique, ni à l’impératif de justice sociale.
Est-il trop tard ? Prenons-nous localement et mondialement les moyens adéquats ? La transition peut-elle se réaliser dans cette économie capitaliste junkie des hydrocarbures ? On doit arriver à bloquer ce qui doit et catalyser ce qu’il faut, afin qu’il n’en résulte pas une fallacieuse transition énergétique capitalisée, mais qu’émerge plutôt de ce chaos une société verte, juste et pérenne, émancipée de cette économie violente appelée à disparaître. Alors, il n’en tient qu’à nous : écosocialistes, debout !
[1] Maude Prud’homme, « La transition énergétique n’est pas un changement d’huile », À Bâbord !, No 68, février-mars 2017.
[2] Voir Philippe St-Hilaire Gravel, 30 ans au RQGE : Une histoire dissidente du mouvement écologiste au Québec, RQGE, 2012, p.69.
[3] Jean-Guy Vaillancourt, « Évolution, diversité et spécificité des associations écologiques québécoises : de la contre-culture et du conservationnisme à l’environnementalisme et l’écosocialisme », Sociologie et Sociétés, vol. 13, no1, 1981, p.8.