Walter Benjamin : Thèses sur l’histoire
La mémoire des ruptures
Au sein des sciences sociales, les conceptions pessimistes, voire catastrophistes, de l’histoire et des sociétés humaines se sont généralement inscrites dans le prolongement de conceptions chrétiennes de la Chute, de l’expulsion hors du paradis et de l’éternelle damnation des pécheurs. Une fois sécularisée, ces conceptions se trouvent généralement sédimentées dans les strates fondatrices d’idéologies conservatrices. Idéologies qui assument à différents degrés cet héritage de l’Ancien Testament et auxquelles un vernis « style fin de siècle » vient donner un grave cachet littéraire.
Le « style fin de siècle » n’a cependant pas été monopolisé par le conservatisme au XXe siècle. Il a également survécu au sein de certains développements des théories critiques et de différentes postures d’avant-gardes. Depuis les années 1980, des polémiques autour des porte-étendards de l’École de Francfort ont opposé les partisans de la Première École, souvent associée aux grandes fresques iconographiques de Max Horkheimer et Theodor Adorno, à ceux d’une Seconde École, associée aux travaux moins continentaux, plus pragmatiques et analytiques de Jürgen Habermas.
Au-delà des débats sur le fond, ces travaux s’opposent effectivement à plusieurs égards sur la forme, comme sur le ton. Les quelques décennies qui en séparent la rédaction nous plongent dans des contextes prenant la mesure des métamorphoses abyssales qu’engendra l’Âge des extrêmes. La montée du nazisme et les 12 années au pouvoir du Troisième Reich informent une expérience de la modernité allemande, bien différente des années de l’Âge d’or de la République fédérale allemande et du Deutsch Mark.
Rédigées à l’apogée de la première période, les « Thèses sur l’histoire » de Walter Benjamin offrent des pistes de réflexion sur l’écriture de l’histoire dans la tradition matérialiste historique qui échappent à l’opposition polémique précédente. Elles proposaient un rapport à l’histoire et à l’historiographie qui se démarquait d’une part du style apocalyptique de certains de ses contemporains et, d’autre part, du style plus candide qui caractérisa certains écrits de la Théorie critique rédigés à l’unisson avec le triomphalisme libéral du début des années 1990.
Plusieurs commentateurs ont souligné le caractère « énigmatique » de la succession de courtes thèses que constitue le texte « Thèses sur l’histoire ». Comme d’habitude, chez Benjamin, la réflexion s’inscrit au confluent de deux fortes traditions historicistes : le messianisme judaïque et le matérialisme historique. Benjamin est déchiré par la nécessité d’attribuer un sens à des pratiques rédemptrices rappelant l’attente du Messie et celle d’entreprendre un dialogue avec l’Ange de l’histoire, qui, dans la représentation de Paul Klee, tourne le dos à l’avenir. Indiquant ainsi qu’il ne se laisse plus bercer par les idéologies historicistes du progrès.
Les « thèses » constituent un effort succinct de fournir une critique du matérialisme historique et de le débarrasser de ses mauvais plis. Elles se nourrissent des tensions constantes aux points d’interstices entre messianisme, catastrophisme, marxisme et historicisme. Elles furent rédigées au début de 1940 dans un contexte qui n’avait rien d’ordinaire. Benjamin venait de séjourner dans un camp d’internement en France alors qu’il fuyait le Régime nazi. Peu de temps après, estimant qu’il ne pouvait plus échapper à la Gestapo, il allait se suicider à la frontière espagnole.
Le contenu des thèses
Les « Thèses » sont l’occasion pour Benjamin de dénoncer la conception téléologique de l’histoire portée par le réformisme du Parti social démocrate allemand et par la déroute de l’expérience soviétique, notamment à la suite du pacte germano-soviétique. Elles s’ouvrent sur une critique d’une conception mécaniciste du matérialisme historique incarnée par la figure de l’automate acoquinée avec la théologie, cette « vieille ratatinée » de la première thèse. Comme ses collègues de l’ « École », Benjamin se moque dans les premières thèses de ces interprétations économistes où le sort de l’histoire apparaît réglé à l’avance. La dixième thèse précise la prise de distance de Benjamin avec la Seconde internationale ; en 1940, il n’est plus possible d’entretenir une confiance naïve sur le rôle du progrès, des masses et du parti. Benjamin cherche à défendre et à se réapproprier autant les préceptes et l’état d’esprit d’un matérialisme historique débarrassé de toutes illusions historicistes ou naïvetés bienveillantes face à l’avenir de l’espèce humaine.
La mémoire des ruptures
Là où matérialisme historique et judaïsme se rencontrent encore chez Benjamin, c’est dans la survie d’une relation à l’histoire où le passé, davantage que l’avenir, est digne de commémoration et peut encore jouer un rôle rédempteur. L’ange tourne le dos à l’avenir ; il regarde le passé, à partir du présent. Il ne s’agit bien entendu pas d’une invitation à commémorer l’histoire officielle ou une pratique de mise en récit national répondant à une demande politique des vainqueurs. Il s’agit plutôt d’une invitation à développer une historiographie qui débusque et commémore les moments de rupture, de résistance et de luttes passées aux portées émancipatrices. Cette conception de l’historiographie se veut active, voir interventionniste. Elle ne se contente pas d’accumuler, de contempler, de mettre en récit un flot « naturel » et cumulatif d’événements passés. Elle s’immisce, entrave, bloque le flot de l’histoire, afin de se réapproprier les conjonctures de luttes émancipatrices marginalisées dans les mises en récit dominantes du passé. Le passé ici renferme des actes de résistance qui, bien qu’ils s’inscrivent dans le sillon d’une défaite devant les avancées du capital, ne sont pas moins porteurs d’informations et d’espoirs pouvant guider les luttes d’aujourd’hui. Le rôle de l’historien matérialiste de Benjamin est de réarticuler organiquement ces luttes passées à celles du présent tout en se gardant de prophétiser l’issue de celles-ci.