Apocalypse et philosophie
Du cataclysme à la promesse
L’apocalypse philosophique existe-t-elle encore aujourd’hui ? Depuis le millénarisme médiéval de Joachim de Flore jusqu’aux annonces de Peter Sloterdijk, le discours du cataclysme n’a cessé de se renouveler et il reproduit en le modifiant un dispositif maintenant bien connu : un renversement du temps de l’histoire, en continuité avec l’approche par les catégories, déjà classiques depuis Hegel, d’une structure nécessaire, d’une téléologie. La plupart des philosophies de l’histoire, pensons seulement à Auguste Comte, considèrent le progrès comme le moteur d’une histoire orientée nécessairement vers le bien. Le catastrophisme contemporain, autant scientifique que philosophique, propose de renverser cette structure : s’instaurant prophète d’une fin néfaste, fondée sur la ruine écologique et sur la terreur généralisée, il prophétise un désastre inéluctable, et pour certains déjà manifeste. Du stalinisme aux manipulations génétiques rendant possible la gestion de l’espèce humaine, Peter Sloterdijk, pour ne nommer que lui, appartient à cette catégorie de prophètes du mal nécessaire.
Mais cette téléologie a ses critiques. Quand Jacques Derrida parle d’un messianisme sans messie, il évoque surtout la responsabilité philosophique d’une promesse, érigeant sur l’injustice du présent un horizon d’attente. Cette promesse n’a rien d’une eschatologie où, après un processus de ruine et de destruction, correspondant à l’achèvement du combat final dans le texte biblique, surviendrait une figure libératrice, un sauveur. La promesse ne devrait jamais être une malédiction, une menace de châtiment, encore moins une révélation. Prenant acte du fait que toute philosophie de la justice s’élabore à compter d’un regard sur le présent, et donc d’abord sur l’injustice, Derrida pose la promesse comme un acte qui se détache de tout calcul, de toute prévision : par essence, si la promesse retient du discours prophétique cette volonté de dénoncer et d’annoncer, elle doit par ailleurs en rejeter tous les aspects punitifs et surtout renoncer à la posture d’un savoir sur l’avenir.
Messianisme versus apocalypse
La vraie différence est là : le discours apocalyptique se pose comme un savoir, il est par essence hégélien, alors que le messianisme se présente comme une attente de l’inconnaissable. Ces deux postures conservent certes de leur origine religieuse commune ce qu’on appelle commodément une stance prophétique, mais cette similitude est trompeuse. Là où l’apocalypse menace et pense trouver dans la catastrophe finale la confirmation de sa prédiction, le messianisme n’est qu’attente et injonction à agir en conséquence. Aucun messianisme n’est terrifiant, toutes les apocalypses sont au contraire remplies de la vision terrible d’un destin ultime. Peut-on aujourd’hui parler encore d’une apocalypse philosophique ? Le messianisme se distingue des apocalypses d’inspiration religieuse par un trait déterminant : il ne promet aucun salut et ne présente aucune figure messianique déterminée, annoncée, révélée. Il se limite à tenter de penser l’irruption incalculable, au sein d’un à-venir toujours à faire, d’un bien possible. Par exemple, la démocratie et la justice.
En adoptant cette position d’une pensée messianique, Jacques Derrida veut d’abord congédier toutes les approches qui, s’autorisant d’un savoir inavouable sur le cataclysme à venir, en déduisent un savoir général sur le présent : toutes les gnoses, tous les gnosticismes qui affligent la pensée politique conservatrice aujourd’hui se nourrissent de savoirs de ce genre, qu’il s’agisse de la fin de l’histoire prophétisée par Francis Fukuyama, qu’il s’agisse encore de la ruine de l’humanité, déjà advenue selon Peter Sloterdijk et à ses yeux irrémissible. Aux affirmations péremptoires sur l’achèvement politique du libéralisme et l’invitation à accepter les maux qui lui seraient liés, Derrida a répondu : « absolute lie ! » Mensonge entier, en effet, que cette annonce d’une limite de la justice, d’une impossibilité de triompher de l’injustice. Après 1989 et la chute du mur, alors que tous prophétisent la fin du marxisme philosophique et la stérilité de son discours de justice et d’égalité, Jacques Derrida annonce au contraire la dissémination, dans toutes les failles du libéralisme, du spectre de Marx. Après le 11-septembre enfin, alors qu’aux yeux du grand nombre, les camps sont figés et la guerre des civilisations commencée, il écrit : nul n’est innocent dans cette histoire.
Jacques Derrida a raison. Soutenu de l’intérieur par un scientisme imperturbable, le discours de l’apocalypse philosophique existe encore, il ne se contente pas d’annoncer que le pire est certain, il le déclare déjà réalisé. Dans les derniers écrits de sa vie, tous inspirés par la pensée cosmopolitique de Kant et l’idéal d’un devoir de justice, il n’a cessé de le combattre. La conjonction des technologies déshumanisantes et du terrorisme international suffit, pour ne donner qu’un exemple, à assurer pour ceux qui le soutiennent que l’apocalyptisme est vécu désormais au quotidien. Pour Derrida, cette situation connote l’indécidable de l’action humaine, et comme chez Hannah Arendt dont il fut de plus en plus près, cette indécidabilité est la condition de l’éthique et du politique. Pour lui, la tâche de la philosophie serait dès lors de combattre les effets pervers de l’apocalyptisme, dans leur conséquence de dépolitisation du monde. Pour Sloterdijk, au contraire, il ne s’agit que de trouver les moyens, fussent-ils imaginaires, pour s’en extraire et inventer une autre humanité, profondément fictive et gnostique. C’est à cela que s’emploie le grand récit mythologique de Peter Sloterdijk, qui fait suivre sa description du « parc humain » d’une épopée dans les bulles et les sphères, où le monde limité de l’histoire humaine par avance condamnée pourrait peut-être trouver un imaginaire libérateur. Le philosophe gnostique, puisqu’il s’agit pour l’essentiel d’une superbe gnose moderne, avec son cortège magique de chevauchées transcendantales, sait déjà tout et sa vision traverse l’écran des apparences. Il a tranché les derniers liens qui le rattachaient à la vie politique.
L’imprévisibilité et le politique
Par comparaison, Jacques Derrida ne sait rien et ne veut rien savoir. Non pas qu’il refuse de reconnaître au savoir contemporain une connaissance de la logique des risques et des aléas, mais d’abord parce qu’il mesure le gouffre qui sépare le savoir prévisionnel, dont s’alimentent tous les catastrophismes actuels, et la responsabilité éthique et politique d’envisager ce qui arrive dans l’à-venir. Car le propre de l’histoire humaine demeure l’imprévisibilité. Qu’il s’agisse des systèmes techniques qui, au regard de certains, ont déjà le contrôle de l’essence humaine, qu’il s’agisse encore des écosystèmes, qui seraient définitivement dévastés et irréparablement engagés vers la disparition ou l’effondrement, suivant le titre du maître-livre de l’écologiste Jared Diamond, tout le calcul conduit inévitablement à un catastrophisme qui ruine la pensée politique. Or, il est question de demeurer au sein du politique, et de penser dans le politique un à-venir dont la promesse pourrait être sinon l’annonce, du moins l’attente et le travail.
Loin de conduire à un optimisme béat, cette philosophie « au risque de la promesse » veut garder vivant le lien avec la promesse d’émancipation de la pensée moderne, et notamment de la pensée révolutionnaire. Derrida se réfère souvent, et encore ici il montre une fidélité fondamentale à la pensée de Kant, à la notion d’une idée régulatrice comme tâche infinie pour la modernité. Mais il veut surtout penser l’urgence de ce qui n’attend pas : non seulement le messianisme philosophique doit-il se dégager de tous les mythes eschatologiques d’une libération connue d’avance, mais encore doit-il recharger ce messianisme universel des figures contemporaines de la justice et de la paix. Il se pourrait, affirme-t-il, que le messianisme philosophique soit inséparable de sa provenance biblique, qui en demeurerait dès lors l’inspiration historique, mais c’est d’abord une catégorie de résistance contre les logiques de la détermination vers le pire et le désinvestissement du politique au nom de la science de l’inévitable.
Pour lui, ce choix d’un langage universel de l’attente est d’abord un choix politique, qui se relie à Walter Benjamin, à Theodor Adorno, à Hannah Arendt et à Emmanuel Lévinas. Le lieu de ce messianisme, sa tâche sont chaque fois particuliers, ils relèvent d’une société politique qui a le courage d’affronter le scénario du pire annoncé, et sur chacune des scènes où cette tâche est relevée, l’attente est nourrie et le politique réinvesti. Tous ceux qui ont participé aux actions qui, durant la dernière période de la vie de Jacques Derrida, ont marqué cet engagement savent que ce discours avait cessé d’être abstrait : militant auprès des clandestins et des sans-papiers, il contribua à donner à l’Europe une figure philosophique humaine et l’ensemble de ses engagements d’hospitalité, qu’il s’agisse du Parlement des écrivains, des villes-refuges, du statut de Jérusalem, de la survie des langues, portent la marque d’une générosité et d’un désir de traverser les frontières et les identités.