Du salariat au précariat en milieu communautaire

No 030 - été 2009

Communautaire

Du salariat au précariat en milieu communautaire

Les Partenariats Public - Communautaire

Georges A. Lebel

Le mouvement communautaire est en mutation. Dans le cadre de contrats nommés Partenariats Public – Communautaire (les PPC), des groupes sont appelés à fournir des services qui relevaient traditionnellement du « service public ». Qu’arrive-t-il aux groupes dans ce contexte ? Pour le savoir, il faut regarder la politique gouvernementale et le vécu de ces groupes qualifiés de partenaires de l’État.

Le plan libéral

Depuis l’été 2008, l’État québécois a initié vis-à-vis des groupes un train de mesures dont quatre illustrent notre propos.

D’abord un rapport du Vérificateur général (daté du 4 nov. 08) nous apprend que la gestion financière des groupes communautaires ne répond pas aux normes comptables d’imputabilité… Ensuite, l’État formule une proposition de modification du Cadre de référence en matière d’action communautaire autonome, au moment où le Réseau québécois de l’action communautaire autonome (RQ-ACA) est déstabilisé par des problèmes internes. Puis il propose l’actualisation du plan d’action de la Loi sur la pauvreté qui, comme par hasard, transférera une large partie des responsabilités étatiques en ces matières au secteur communautaire et caritatif (voire à la Fondation Chagnon). Enfin, on annonce la révision de la Loi sur les OSBL, après avoir désintéressé, par une importante subvention, le Chantier de l’économie sociale qui lutte depuis 10 ans pour obtenir la capitalisation financière du secteur bénévole.

Toutes ces mesures et contrats indiquent-ils une politique de sous-traitance du social ?

Nous ne sommes probablement pas d’abord en présence d’une volonté de l’État de s’en remettre aux groupes pour remplir ses politiques sociales, car les PPP répondent, en théorie, à une demande solvable, doivent générer des revenus et pas seulement des subventions. Si ce n’est pas d’abord la sous-traitance des services qui est recherchée, ne pourrait-on pas considérer que la communautarisation constitue une des tactiques de déconstruction du service public, avec les coupures, la dérèglementation, la privatisation, la tarification et la décentralisation ?

Dans ce processus de déconstruction des entreprises publiques, nous perdons ce qui en fait l’essence : des services accessibles et uniformes, pensés en fonction de l’intérêt général et non de la rentabilité ou du profit. Par définition, le service public envisage la société dans son ensemble, et non un secteur particulier en fonction de sa rentabilité ou de sa particularité.

« Piloter plutôt que ramer »

Mais ce processus n’est pas nouveau. On se souviendra de l’État Provigo du rapport Gobeil (1986), repris en gros par le rapport Facal (1996-97), qui suggérait de réévaluer tous les organismes existants de l’État pour mettre en place une stratégie « d’impartition ». C’est le gouvernement du PQ qui fera adopter la nouvelle loi sur l’administration publique instaurant le « faire-faire » : l’État ne devrait pas réaliser les tâches, mais établir des normes et, à partir de mécanismes de reddition de comptes, vérifier l’exécution confiée à des organismes autonomes, les galériens de la formule « piloter plutôt que ramer ». Les mots-clés de cette courte Loi sur l’administration publique axée sur « une reddition de compte qui porte sur la performance dans l’atteinte des résultats » (art. 2,5 de la loi) sont la « performance », le « résultat » et la « transparence », qui se traduiront en éducation et en santé par les contrats de performance de François Legault, le Rapport Montmarquette (2008) [1] sur la tarification des services publics et le Rapport Castonguay sur la santé (février 2008) : « En avoir pour notre argent ».

La Nouvelle gestion publique (NGP)

Cette loi s’inspire des théories de la Nouvelle gestion publique (NGP) qui ouvre le secteur public au marché et à la concurrence en multipliant les unités autonomes de services (les agences) et en créant un marché interne où les contrats octroyés par des appels d’offre sont ouverts au partenariat avec le privé (PPP), placé en concurrence avec des agences du secteur public. Pour y arriver, il faut donc assouplir les « rigidités normatives » que représentent les conventions collectives et les employées permanentes. Avec Madame Forget, ce seront les plans de modernisation de l’État (2004-2007), à partir du document Briller parmi les meilleurs, qui conduiront à la fin de la politique de « concertation » et l’adoption « sous le bâillon » de huit projets de loi socialement régressifs et antisyndicaux. Et on annonce une seconde vague, encore inconnue.

C’est de là que nous vient la multiplication de ces contrats avec les groupes communautaires, la plupart du temps pour la prestation de services autrefois assumés directement par l’État et ses fonctionnaires.

Bien sûr, il ne faudrait pas mettre toute l’action communautaire dans le même sac. Mais une très instructive enquête [2] de 2008 par l’équipe de Deena White de l’UdeM a montré que tout le monde est invité à signer des contrats, indépendamment des subtiles et souvent intenables distinctions dans l’action concrète entre les défenseurs de droits et les autres.

La contractualisation du travail

Cette manière de faire implique une transformation de l’action communautaire. Le but premier de ces contrats, c’est d’abord de définir et de préciser les tâches exigées par le gouvernement indépendamment des souhaits des citoyens. Pourtant, la caractéristique du mouvement communautaire, c’est que la décision d’agir et l’organisation de l’action proviennent de la perception collective de ce qu’il faut faire en s’ajustant au fur et à mesure aux transformations qui résultent de l’expérience et des effets mêmes de l’action. Le contrat change la direction, le sens de la détermination de l’action ; elle ne part plus du citoyen, mais des projets de l’État qui résultent de sa définition des besoins des citoyens… On oublie trop souvent cette ruse du discours social libéral fondé sur les BESOINS qui correspondent toujours au projet de celui qui prétend les satisfaire et rarement à la demande de celui qu’il prétend aider. C’est une inversion complète du sens de l’impulsion à agir. Cette inversion se traduit par des critères de reddition de comptes déterminés a priori. On détermine, au moment même du contrat, les résultats espérés qui en conditionneront la plupart du temps le renouvellement, avec lequel vient la subvention et donc la survie de l’organisme qui n’est cependant pas garantie.

Et c’est par là que le ver entre dans le fruit. Pour maintenir l’organisme communautaire, il faudra que la subvention soit renouvelée. Pour s’assurer de rencontrer les exigences de la reddition de compte, on s’efforcera d’embaucher des professionnelles jeunes et sous payées, certes enthousiastes et dévouées, mais qui passeront par ces emplois précaires pour acquérir l’expérience qui leur permettra de postuler un jour, de plus en plus lointain, un emploi permanent dans la fonction publique. C’est ce qui alimente l’intense processus de PROFESSIONNALISATION des groupes communautaires.

Réduire la fonction publique : la remise en cause du rapport salarial

C’est ainsi que naît une autre hypothèse : nous ne sommes pas seulement en présence d’un phénomène de sous-traitance des fonctions de bien-être, mais beaucoup plus profondément nous assistons à UNE REMISE EN CAUSE DU RAPPORT SALARIAL AU SEIN DE L’ÉTAT. L’effet recherché par l’État dans tous ces contrats serait de se libérer des obligations de l’État employeur, de se délester au maximum de ces « hautes » salariées, permanentes, avec régimes de retraite coûteux, longues vacances, congés de maladie, congés familiaux, syndicats et tout le reste…

À l’aube des négociations du secteur public, le défi est de taille. L’État vise ici le cœur de la solidarité sociale en introduisant la LOGIQUE DU MARCHÉ dans les opérations dites inefficaces de la fonction publique. Décrite il y a longtemps, la pression sur les revendications des travailleurs et travailleuses exercée par la concurrence du chômage dit structurel se décuple ici par la menace de privatisation de la prestation de services publics et la multiplicité des groupes bénévoles prêts à les assumer. L’État s’est doté d’une solution de rechange : ces milliers de contractuels du communautaire ne peuvent pas ne pas faire pression sur les négociations du secteur public.

Qu’il s’agisse d’une remise en cause du rapport salarial au sein de l’État, on le voit maintenant avec plus de clarté. La dérégulation programmée du travail réduit une fonction publique orientée vers un SERVICE PUBLIC universel, accessible et de qualité, vers des intervenants sur un marché du travail dont les acteurs précarisés n’ont pas accès au statut naguère garanti par la fonction publique. Cette politique de recours aux groupes communautaires constitue un double processus de brouillage des frontières entre privé et public. D’abord, privatisation du public, maintenant régi par les règles du marché selon le principe de l’efficacité et non des valeurs universelles de citoyenneté : liberté, égalité et solidarité. Ensuite, publicisation du privé par l’illusion de l’entreprise citoyenne socialement responsable. « Si la notion “d’économie sociale et solidaire” connaît actuellement du succès, c’est sans doute en raison de sa faculté à dissimuler les stratégies d’adaptation les plus diverses au processus de privatisation du public et de publicisation du privé [3]. »

Nous assistons à une entreprise historique de « délégitimation » de l’État social et de légitimation de l’entreprise dans la production de biens publics. Cela remet en cause l’idée que l’État dispose du monopole de l’intérêt général et permet par conséquent le recours à des fondations qui en dictent les politiques.

Que faire ?

Faudrait-il alors que les groupes refusent les contrats et l’argent ? Cette interrogation fait impasse en amalgamant sous le même vocable de « groupe », des réalités totalement diverses. D’un groupe autogéré de parents s’organisant en coopérative de garderie jusqu’aux administrateurs de CLSC créant un OSBL pour rendre comme groupe les services qu’ils étaient auparavant chargés de gérer comme service public, il y a un continuum d’où nous n’arrivons pas à séparer les torchons des serviettes. Le problème n’est pas du côté de ceux qui répondent aux incitatifs de l’État, même si certains méritent dénonciation, mais du côté de ces ayatollahs du libre marché qui, dans leur intégrisme libéral, détruisent l’instrument collectif de bien-être péniblement construit autour de l’État, tentant par tous les moyens de faire oublier que ce n’est pas la liberté de quelques-uns qui leur confère légitimité, mais la poursuite constante et la réalisation de l’ÉGALITÉ par la solidarité. Ce sont les idéaux de la Révolution bourgeoise que notre bien petite bourgeoisie québécoise remet aujourd’hui en cause.

Cela dit, je crois certains groupes capables de soumettre leurs actions et projets aux impératifs démocratiques d’une approche liée à leurs membres, fondée sur l’histoire, l’ancrage communautaire, territorial ou de situation commune, de négocier sur cette base un rapport respectueux de leur dynamique politique propre, capable de coproduire l’action, plutôt que de dépendre de la planification théorique de l’action dans le « continuum des services » étatiques orienté par l’obsession de la « reddition de comptes ».

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