Corbo. Un portrait éloquent

No 063 - février / mars 2016

Cinéma

Corbo. Un portrait éloquent

Paul Beaucage

Si plusieurs cinéastes québécois ont traité la crise d’Octobre à travers des œuvres de fiction ou des documentaires, rares sont les réalisateurs qui ont choisi de se pencher sur les phénomènes sociaux annonciateurs de cet événement politique déterminant.

Alain Chartrand s’est aventuré dans cette voie périlleuse en réalisant La maison du pêcheur (2013). Il s’agissait d’un film engagé qui, malgré ses importantes lacunes, a eu le mérite de susciter des interrogations pertinentes sur la révolte du peuple québécois par rapport aux injustices dont il était victime, un an avant l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau.

De son côté, Mathieu Denis s’inspire très librement d’un fait divers troublant survenu à la fin de la Révolution tranquille pour scénariser, puis réaliser le long métrage Corbo (2015). À travers ce drame à dimension sociopolitique, Denis relate les derniers mois de l’existence de Jean Corbo, un jeune militant felquiste dont les élans activistes entraîneront des conséquences tragiques pour lui-même et ses proches.

De manière à dépeindre adéquatement son protagoniste ainsi que la période durant laquelle il a vécu, l’auteur a effectué une recherche fort minutieuse portant sur la famille de Jean Corbo et sur l’histoire du Québec moderne. Après quoi, il a tenté de traduire, en termes cinématographiques et fictionnels, ce qui a poussé un garçon de 16 ans, issu d’une famille aisée de Mont-Royal, à s’engager dans une cellule du Front de libération du Québec (FLQ). Par conséquent, l’œuvre de Mathieu Denis permet au spectateur de composer ou de renouer avec un passé relativement récent durant lequel les Québécois·es francophones tentaient de mettre fin à l’oppression qu’ils subissaient, dans leur propre province, même s’ils en constituaient plus de 80 % de la popu­lation.

Une vision du monde pénétrante

Dès le début du film, on peut constater que le réalisateur affirme un style très personnel, qui carac­térisera l’ensemble de sa narration. Certes, le travail qu’il a effectué à titre de monteur et de réalisateur dans son premier long métrage, Laurentie (2011, coréalisé avec Simon Lavoie), lui permet d’utiliser ici une syntaxe bien mesurée. À cet égard, mentionnons que Denis se sert avec doigté de procédés grammaticaux comme le contrepoint sonore, le ralenti et le travelling latéral. Cela dit, le spectateur attentif n’entretient jamais l’impression que le cinéaste verse dans la photogénie ou l’euphonie gratuites. Pourquoi ? Parce que Mathieu Denis pose constamment sur ses personnages un regard d’humaniste. Grâce à une habile disposition des images et des sons du film, Denis parvient à rendre particulièrement significative sa représentation d’une réalité méconnue. En d’autres termes, il organise l’espace et le temps narratifs de manière à recréer, avec précision, un monde dont l’atmosphère et les contours auraient aisément pu paraître flous aux yeux du spectateur. Sa démarche attentive, voire minimaliste, rappelle celle ayant caractérisé Jim Jarmusch dans ses premières réalisations professionnelles (Stranger Than Paradise [1983], Down by Law [1986]). Néanmoins, à l’opposé de Jarmusch, Denis n’utilise guère l’humour de l’absurde en raison de la gravité du sujet qu’il traite.

L’ampleur de la révolte du personnage principal

Sur le plan structurel, Mathieu Denis a élaboré un scénario qui lui permet de procéder à une mise en scène reposant sur le principe de la double binarité narrative. Ainsi, le cinéaste trace un parallèle entre la révolte des jeunes felquistes face à la société dans laquelle ils vivent et l’insubordination de Jean Corbo contre le milieu auquel il est confronté. Il suffira d’un concours de circonstances singulier pour que le cheminement du protagoniste et celui de felquistes convaincus convergent…

Une des scènes du film témoignant le mieux de la teneur de l’opposition de Jean Corbo par rapport à son milieu éducationnel reste celle où, au grand dam de son professeur de collège, le jeune garçon se livre à un exposé oral, en classe, ayant pour thème l’hypocrisie du gouvernement fédéral canadien durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans cet esprit, Jean affirme que ledit gouvernement prétendait se battre du côté des Alliés afin de faire prévaloir des valeurs démocratiques, comme la liberté, alors qu’il ordonnait l’emprisonnement inique de citoyens canadiens d’origines allemande, italienne et japonaise sous prétexte qu’ils pouvaient être des espions à la solde des Forces de l’Axe. De plus, l’adolescent souligne que son père et son grand-père, deux hommes d’origine italienne, comptaient parmi les personnes arbitrairement détenues en vertu de l’application de la loi d’exception canadienne. Lorsque le professeur ordonne à Jean de choisir spontanément un autre sujet de présentation plutôt que d’« humilier » son père et son grand-père, le jeune garçon refuse d’obtempérer : aussi, l’expulse-t-on du cours, devant ses condisciples médusés.

En dépit de quelques faiblesses mineures touchant à la dramaturgie de l’œuvre, Corbo de Mathieu Denis constitue, à notre avis, un film d’auteur de premier plan. Approfondissant la réflexion sur l’identité québécoise qu’il avait entamée dans Laurentie, Denis nous dévoile ici, avec sagacité et subtilité, comment de jeunes gens peuvent en venir à se radicaliser en raison du sentiment d’exclusion, de rejet qu’ils éprouvent au sein de la société dans laquelle ils vivent. Grâce à sa démarche distanciée, le réalisateur permet à l’observateur attentif d’établir, entre le passé et le présent, les correspondances qui s’imposent.

Assurément, le propos du film se révèle d’une brûlante actualité lorsqu’on considère la volonté de certains jeunes Québécois, en 2015, de perpétrer des attentats terroristes chez nous ou à l’étranger. Sans verser dans l’angélisme ou le moralisme réducteur, le cinéaste laisse clairement entendre au spectateur que le refus de reconnaître diverses formes de droit à la différence, qui est inhérent aux sociétés capitalistes, contribue considérablement à engendrer un sentiment de frustration disproportionné chez certains individus. En outre, cette absence d’ouverture, cette manifestation d’intolérance par rapport à l’altérité favorise l’endoctrinement idéologique et la formation de futurs terroristes. Par conséquent, la narration transcendante de Mathieu Denis nous signifie que c’est en créant des systèmes poli­tiques plus égalitaires, plus équitables – et non pas en agissant de façon répressive contre des individus – que l’on pourra combattre efficacement la problématique du terrorisme. Voilà une conception politique qui se situe aux antipodes des valeurs néolibérales défendues avec véhémence par les gouvernements de Stephen Harper et de Philippe Couillard !

Thèmes de recherche Cinéma, Politique québécoise, Histoire
Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème