No 063 - février / mars 2016

Féminisme

D comme Delphy

Isabelle Boisclair

Pour qui ne la connaîtrait pas, Christine Delphy, militante et sociologue française, est une référence du féminisme matérialiste. Si la lecture de ses essais reste incontournable [1], deux films réalisés par Florence Tissot et Sylvie Tissot, Je ne suis pas féministe mais… et L’Abécédaire de Christine Delphy, peuvent assurément faire office d’introduction à son œuvre.

« Le féminisme n’a pas un chemin tracé d’avance. On s’attaque à une question et puis on en découvre une autre chemin faisant. Et à chaque fois, on découvre de nouvelles dimensions de l’oppression. » – Christine Delphy

Christine Delphy est l’auteure d’un texte fondateur du féminisme maté­rialiste, L’ennemi principal [2], dans lequel elle livre une analyse du travail domestique accompli par les femmes – à ne pas confondre avec le travail ménager : tandis que ce dernier renvoie à une liste de tâches à accomplir, le premier concerne le travail gratuit des femmes dans les entre­prises familiales, dont le mari est le chef.

Parmi ses autres contributions importantes, sa théorisation de la notion de genre, qu’elle a développée parallèlement aux féministes états-uniennes. Elle est l’auteure de la formule-choc « le genre précède le sexe », qui suggère que c’est bien la pensée qui utilise les traits biologiques pour justifier un système hiérarchique divisant le monde en deux, situant les uns dans la classe dominante, les autres dans la classe subordonnée, et non pas les traits biologiques qui comportent en eux-mêmes la justification de la subordination d’un sexe à l’autre.

Abécédaire de la pensée féministe

Tandis que le court film Je ne suis pas féministe, mais… se concentre sur la trajectoire intellectuelle de Delphy, L’Abécédaire de Christine Delphy, constitué d’entretiens menés par Sylvie Tissot, est l’occasion de s’arrêter sur autant d’objets posant question au féminisme, de A pour Amitié à Z pour Zizi. Parmi les entrées particulièrement intéressantes, on citera notamment G pour Genre, N pour non-mixité (« les dominants n’aiment pas se sentir exclus – c’est un affront »), P pour Parité, et R pour Religion et engagement féministe. À la question que lui lance Tissot : « Tu penses qu’on peut porter le foulard et être féministe ?  », Delphy répond : « Oui. Être féministe, mais être aussi beaucoup d’autres choses. Être antiraciste, être révoltée contre le sort fait aux popu­lations d’origine maghrébine ou plus largement arabe ou de culture musulmane et trouver dans le port du foulard des choses différentes, ne serait-ce que l’affirmation, ne serait-ce que ce qu’on appelle la revendication du stigmate. » Rappelons que Delphy a ardemment défendu le port du foulard [3].

Dans plusieurs entrées, Delphy se montre des plus critiques envers la société française. À l’entrée H pour Harcèlement, elle évoque la réception médiatique de l’Affaire Hill-Thomas en France, où est brandi le spectre de la mort de la séduction. À l’entrée Religion, invitée à discuter de la laïcité, elle soutient qu’en fait ce sont bien les religions étrangères à la nation française qui sont visées, la religion dominante du pays ayant, elle, tout loisir de s’exhiber, comme cette croix autour du cou d’une sportive de haut niveau contre laquelle personne ne s’insurge – voire que personne ne remarque, le catholicisme étant la référence invisible : « L’égalité, c’est de manger un menu catholique le vendredi.  » Dans U pour Universalisme, elle a ces mots : « Alors ils [les défenseurs de la laïcité] voudraient que l’on voie ces interdictions, ces lois qui excluent progressivement des populations entières, ils voudraient que le reste du monde les voie comme des lois de liberté !  » L’entrée Z pour Zizi est l’occa­sion de rappeler qu’« on essaie toujours de fonder une domination en nature ». En effet, ce sont toujours les traits qu’affichent les dominé·e·s qui servent à justifier leur sujétion.

S pour Sexe

Nœud du problème, le mot Sexe comporte quatre entrées. À celle sur le Changement de sexe, la chercheuse réfléchit aux implications philosophiques – par conséquent politiques – de la démarche transgenre. Sans jeter l’anathème sur les personnes, elle résiste : « Pas contre les individus ni même la démar­che, mais dire que ça fait partie ou que ça doit être englobé dans le féminisme, non je ne vois pas le rapport », précisant où sa pensée bute : « Je ne vois pas ce qu’il y a de féministe dans la démarche des transgenres. Dans la mesure où ils veulent quitter un genre pour en adopter un autre. Et ça pour moi c’est complètement étranger à la démarche féministe ; ma démarche féministe vise l’abolition du système de genre. » Plus loin : «  Je vois peut-être même au contraire une démarche qui met en cause quelque chose, une assignation, mais sans dénoncer le système [...] C’est du cautère sur une jambe de bois. C’est s’adresser au symptôme plutôt que de s’adresser à la réalité de la question » ; « c’est que là il n’est plus question du tout d’abolir le genre. Il est question de multiplier les genres. » Mais peut-être que la multiplication des genres pourrait avoir pour effet de rendre caduc le système du genre, par définition binaire ? En tous les cas, il semble difficile d’affirmer que ça n’a rien à voir avec le féminisme, dans la mesure où la racine du problème réside bien dans l’opération de sexage (Guillaumin, Wittig).

L’entrée « S » pour Sexe tarifé suffit à nous assurer que nous ne sommes pas devant un panégyrique : il y a net désaccord entre l’intervieweuse et l’interviewée. Pas un panégyrique, donc, plutôt un portrait d’une intellectuelle engagée, de ses apports à la pensée féministe – notamment sur le genre, le foulard. À propos du sexe tarifé donc, Tissot campe sa position, soutenant que les féministes défavorables à la pénalisation des clients défendent une position pragmatique, et non normative. Si le débat entre les deux départage bien les enjeux, on ne peut s’empêcher de penser que Delphy fait preuve de mauvaise foi lorsque, pour disqualifier leur position anti-pénalisation, elle qualifie des organisations comme Amnistie internationale et Médecins du monde de « voix marginales ». Elle finit tout de même par admettre, lorsque Tissot lui soumet que certains slogans abolitionnistes sont des plus violents à l’endroit des travailleuses du sexe, que certaines stratégies sont à revoir : « Il faut rendre plus clair que c’est contre le système prostitutionnel [que nous militons] et le système prostitutionnel, à mon avis, il n’est pas constitué des prostituées, il est constitué des clients et des proxénètes. »

50 ans d’engagement féministe

Au gré de l’alphabet, nombreuses sont les occasions de rappeler maintes anecdotes personnelles ou historiques du parcours de la combattante. On apprend d’abord que c’est au cours d’un séjour aux États-Unis, alors qu’elle y étudie au début des années 1960, qu’elle est devenue féministe et qu’elle s’est radicalisée, alors que se déroule la lutte pour les droits civiques. Dans cette foulée, Delphy rappelle un aspect méconnu de l’histoire, soulignant que si la politique d’Affirmative Action – ou action positive [4] – aux États-Unis englobe les femmes, c’est pour ainsi dire par accident. En effet, on doit l’amendement visant à inclure les femmes à un représentant démocrate [5] qui militait contre la loi : il croyait que l’amendement ferait échouer l’adoption ! Le congrès ne lui donna pas raison, et de ce fait, il devint un allié involontaire de la cause féministe.

On apprend aussi que si les féministes ont fait de la lutte pour le droit à l’avortement un de leurs premiers chevaux de bataille, c’est parce qu’elles savaient que celle-ci « permettrait de donner une image plus positive du MLF  », puisque cela concernait aussi les hommes : « C’est pas là où on allait rencontrer de l’opposition de la part des hommes, parce que les hommes étaient partie prenante de ça : beaucoup des femmes qui avortaient étaient des femmes mariées. C’était les couples qui ne voulaient pas d’une autre naissance. Et les hommes en tant que maris, compagnons de ces femmes, étaient pour cette solution. »

À plusieurs reprises, alors qu’elle se remémore des souvenirs de l’action militante et qu’elle souligne tel ou tel comportement aberrant, plutôt que de s’en gausser – ou s’en horrifier –, Delphy a cette formule : « c’est tout de même théoriquement intéressant » ! Les problèmes se posent à elle comme autant d’objets à réfléchir. Moyen sûr d’avancer, d’éviter de s’enliser.

Un document utile

Dans le livret d’accompagnement, la réalisatrice Sylvie Tissot signe un témoignage tout aussi intéressant. Elle y évoque notamment l’attitude critique du féminisme envers ce que Beauvoir appelait le « grotesque masculin », « cette façon de se prendre au sérieux, avec vanité, de se croire important ». Or, c’est là un des aspects qui frappe dans ces entretiens : la simplicité. Une intellectuelle en interviewe une autre, sans qu’aucune des deux ne se pose en figure grandiloquente, sans qu’aucune n’emprunte de posture sentencieuse. Si l’attitude participe du genre, alors la figure d’intel­lectuelle qui nous est donnée à voir paraît en phase avec ce qu’on pourrait appeler un éthos féministe.

Trois autres films complètent le boîtier. En tout, plus de six heures de maté­riel. De quoi déclencher plus d’une discussion dans le cadre d’animations féministes. On peut craindre que ce document soit peu distribué au Québec. Mais on peut espérer pouvoir le trouver à la librairie féministe l’Euguélionne, qui doit ouvrir l’automne prochain à Montréal. 


[1Voir notamment L’ennemi principal, tome 1, L’économie politique du patriarcat ; tome 2, Penser le genre, Paris, Syllepse, 1998 et 2001 (réédités en 2009 et 2013).

[2D’abord publié sous le pseudonyme de Christine Durand dans Partisans, numéro spécial « Libération des femmes » en novembre 1970, réédité dans le tome 1 de L’Ennemi principal.

[3Voir « Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme. Retour sur la chasse aux voilées », Collectif les mots sont importants, 14 mars 2014

[4Delphy insiste, avec raison, sur le fait que la formule « discri­mination positive » est aussi pernicieuse que fautive : « [...] l’action positive c’est la réparation d’un tort historique causé à une population […] et la continuation de cette réparation dans la mesure où ce tort se perpétue. […] Donc c’est ça l’action positive. Une action de réparation : on devrait dire de contre-discrimination.  »

[5Delphy évoque un « sénateur du sud », mais il s’agit plutôt d’un représentant démocrate (Virginie), Howard W. Smith. (Merci à Khalid Adnane et Gilles Vandal d’avoir élucidé le mystère.)

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