Des trous, mais pas que dans les murs

No 063 - février / mars 2016

Projet Hole-in-the-Wall

Des trous, mais pas que dans les murs

Éducation

Normand Baillargeon

En 2007, un physicien indien devenu chercheur en technologie éducationnelle, Sugata Mitra, a prononcé une de ces fameuses conférences TED (TED talks) que vous connaissez peut-être [1]. Son projet Hole-in-the-Wall suscite l’engouement, mais soulève de nombreux doutes quant à sa réelle efficacité.

La conférence de Mitra avait pour titre : « Les enfants peuvent s’ensei­gner à eux-mêmes ». Au moment d’écrire ces lignes, elle a été vue par près de 1,3 million de personnes. La conférence est d’ailleurs toujours accessible ici.

On comprend l’engouement suscité par cette présentation. C’est que non seulement l’idée que les enfants peuvent s’enseigner à eux-mêmes est très répandue en éducation, mais Mitra, excellent orateur, lui donne ici une tournure nouvelle en la liant à une autre conviction elle aussi très répandue dans le domaine : l’idée que les ordinateurs vont révolutionner l’éducation, rendre les écoles et les enseignant·e·s superflus, etc. Et il fait tout cela en promettant en outre de révolutionner l’éducation pour les plus pauvres des enfants, ce qui ne peut laisser insensible.

Des trous dans les murs

Ce que raconte Mitra est absolument fascinant. Dans les bidonvilles de New Delhi, puis ailleurs en Inde, jusqu’à l’Himalaya et aux frontières du Pakistan, à compter de 1999, le chercheur a déposé des ordinateurs branchés sur Internet dans, littéralement, des trous dans des murs – d’où le nom du projet : Hole-in-the-Wall.

À sa grande surprise, les enfants s’en emparent, apprennent et s’apprennent à naviguer, même quand ils ne connaissent pas l’anglais, qu’ils doivent aussi s’apprendre. (Quand il s’étonne de cela, les enfants lui diront, rapporte-t-il : « Vous nous avez laissé ces machines qui ne parlent que l’anglais, alors nous avons dû l’apprendre ! »)

Les enfants apprennent donc, seuls, entre eux, motivés par leur curiosité naturelle. Ils apprennent à naviguer, à jouer à des jeux, à faire de la musique ; ils apprennent à partir du matériel pédagogique qu’ils téléchargent, apprennent à envoyer et à recevoir des courriels et bien d’autres choses encore. Mitra conclut que cette expérience montre que l’éducation primaire, ou du moins une part de celle-ci, peut se faire à peu près toute seule – il parle pour désigner cette idée d’« éducation non invasive ».

Cette pratique est évidemment prometteuse pour les régions éloignées et pauvres. En 2004 est créé Hole-in-the-Wall Education Ltd., une entre­prise conjointe entre NIIT Ltd et l’International Finance Corporation. On expor­te alors l’idée au Cambodge et en Afrique. L’expérience, devenue célè­bre en Inde, inspire le roman dont sera tiré le film Slumdog Millionaire.

On est même invité à comprendre qu’une telle manière de faire devrait inspirer nos pratiques pédagogiques au Nord, dont on rappellera alors qu’elles sont inefficaces, avec leurs enseignant·e·s, leurs écoles, leurs examens, leur appel à la mémoire, la forte passivité que tout cela engendre et ainsi de suite – toutes choses périmées et avec lesquelles les idées et pratiques de Mitra sont en si forte opposition.

En 2013, Mitra recevait une bourse TED d’un million de dollars pour construire cette « école dans les nuages » dont il rêve et il exportait ses idées et pratiques en Grande-Bretagne.

À l’été 2015, il rapportait les résultats auxquels il est arrivé dans ce pays, en fournissant des ordinateurs branchés à Internet aux enfants et en les laissant explorer par eux-mêmes.

Cette fois encore, ses spectaculaires résultats feront grand bruit. On comprend aisément pourquoi. Jugez plutôt : les élèves qui utilisent Internet, assure-t-il, peuvent performer jusqu’à plus de 7 années (7 !) en avance sur leur niveau académique. Les élèves de seulement 8 ou 9 ans auxquels on permet de chercher sur Internet pour se préparer au General Certificate of Secondary Education (GCSE) non seulement réussissent l’épreuve, mais se souviennent, eux, de ce qu’ils ont appris lorsqu’on les teste de nouveau trois mois plus tard. Des enfants de 14 ans passent même avec succès des épreuves du niveau du baccalauréat à l’Université de Newcastle.

J’ignore ce que vous en pensez, mais en ce qui me concerne, ces affirmations allument instantanément mon détecteur de poutine. Je ne remets en question ni l’honnêteté de M. Mitra ni sa bonne volonté, encore moins son désir de venir en aide à des enfants qui en ont grandement besoin. Mais j’applique simplement ici une sage maxime sceptique formulée par Carl Sagan : des affirmations extraordinaires demandent à être soutenues par des preuves extraordinaires.

Si je vous dis que j’ai pris un café hier, ma seule affirmation devrait vous convaincre. Mais si je vous dis que j’ai pris un café et qu’ensuite je me suis envolé, vous devriez demander des preuves à proportion et ne pas vous satis­faire du témoignage de mon meilleur ami. Et cette maxime est plus pertinente encore quand les affirmations en cause sont à ce point idéologiquement chargées et véhiculent tant de convictions, voire de préjugés, répandus dans un milieu. Et c’est bien le cas ici.

Réserves et doutes

Une première chose à noter est que les travaux portant sur les expériences de Mitra sont faits par Mitra lui-même ou par des gens proches de lui, par des collaborateurs, et paraissent en outre dans un nombre très restreint de publications. Rien ou presque, semble-t-il (on verra une des rares exceptions dans un instant), n’émane de chercheuses ou chercheurs indépendants ou n’est publié dans des revues avec comité de lecture. Ce n’est pas une carence fatale, sans doute, mais c’est au moins légèrement problématique.

Que voit-on quand on va sur place constater si ce que dit Mitra est avéré, ce que toute personne sensée ferait en appliquant la maxime de Sagan ?

De passage en Inde pour d’autres raisons, la chercheuse Payal Arora a eu la curiosité de visiter deux sites de Hole-in-the-Wall. Ce qu’elle rapporte en 2010 – dans une revue avec comité de lecture ! – n’est pas ce qu’on aurait pu espérer [2]. Les sites sont abandonnés (voir photo ci-contre) et il ne reste que… des trous dans les murs.

Interrogées, les personnes de la région ne se rappellent pas de grand-chose : elles ne se souviennent plus guère de ce qu’il y avait là, pourquoi on l’y avait mis, ce qui s’y est passé. Elles évoquent du vandalisme.

Ailleurs, on parle de garçons (pas de filles) plus âgés (pas ou guère de plus jeunes) monopolisant les appareils pour jouer à des jeux – eh non, pas pour apprendre l’algèbre…

D’autres sources apportent des témoignages semblables, par exemple d’écoles et d’enseignant·e·s frustrés et ayant le sentiment d’avoir été « violés » par ces gens qui sont venus percer des trous dans les murs de leurs institutions pour y déposer des ordinateurs bientôt inutilisés et qui sont repartis.

Payal Arora dénonce aussi les carences méthodologiques des recherches citées par Mitra et réalisées par lui ou par ses collaborateurs. D’autant que les expériences se poursuivent désormais dans des écoles, avec des « médiateurs » – au sens strict des enseignant·e·s – ce qui rend bien difficile de distin­guer l’effet Hole-in-the-Wall de l’effet école ou de l’effet enseignant.

Tout cela n’infirme pas qu’il est possible que des gains soient faits en certaines circonstances, en certains lieux et sous certaines conditions. Mais on est bien loin des extraordinaires résultats que certains voudraient entendre ; entre autres raisons, parce que Mitra lui-même les proclame parfois.

Certains parlent aujourd’hui de Mitra comme d’un charlatan. Je pense que c’est très exagéré. Mais une chose me semble assez probable : l’accueil fait à ses idées est un témoignage troublant de l’inouïe vigueur des croyances technophiles en éducation, sur fond d’une sorte de désolante pensée magi­que qui tient lieu de réflexion et de distance critique.

***

Les personnes que ces questions intéressent se rappelleront le projet One Laptop per Child lancé il y a une décennie, qui fournit des ordinateurs portables et des tablettes à énergie solaire, peu chères, aux enfants du tiers-monde. Sans vouloir critiquer le projet en soi et encore moins la bonne volonté de ses promoteurs, disons que le seul fait de fournir des ordinateurs ne semble pas, à en rester là, une avenue prometteuse. Une récente évaluation du projet faite au Pérou conclut d’ailleurs en ce sens.

Pour finir, comment ne pas voir à l’œuvre ici le recours à des pratiques péda­gogiques (découverte, projet, etc.) que la recherche crédible discrédite ; l’involontaire promotion de la discrimination selon le sexe ; de la discrimination selon l’âge ; le tout en s’appuyant sur une pratique teintée de néo­colonialisme (aller porter de la technologie chez les pauvres et penser que tout va s’arranger tout seul…) que la Banque mondiale elle-même classe parmi les pires approches en matière de technologie éducationnelle.

Bref, il reste encore bien des trous dans la recherche et dans la philosophie derrière ces initiatives…


[1Pour ces conférences, on vous accorde un temps limité devant un auditoire afin de faire valoir de la manière la plus efficace possible une idée que vous jugez particulièrement importante. Le tout est filmé et rendu accessible sur la Toile.

[2« Hope-in-the-Wall ? A Digital promise for Free Learning », British Journal of Educational Technology, vol. 41, no 5, 2010, p. 689-702. Disponible en ligne.

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