Municipalité et environnement
La grande braderie
Version intégrale d’un article du no 63
Nous vous proposons ici la version intégrale de l’article « La grande braderie » de Sophie Vaillancourt. Le texte est paru dans notre dossier Autocratie municipale du no 63 en version abrégée.
« Actuellement, dans le parc de la Gatineau, les vrais rebelles sont ceux qui squattent l’espace public en dépit des règlements, en donnant l’apparence d’agir de plein droit. » Jean-Paul Murray, citoyen écologiste résidant de la municipalité de Chelsea et membre du Comité pour la protection du parc de la Gatineau ne mâche plus ses mots.
« L’anarchie, c’est ici. Le lac Meech est un joyau-présentoir du parc à l’international, mais tout le monde fait ce qu’il veut. Petit à petit, on bâtit dans l’eau et on remplit le lac. Depuis 2011, 120 nouvelles structures ont été construites sur les rives et le littoral du lac, avec ou sans permis. »
La situation du parc de la Gatineau en est une d’exception. Sa superficie de 361 km2 englobe, en plus de la municipalité de Chelsea, celles de Gatineau, de La Pêche et de Pontiac. De surcroît, l’aire protégée qui s’étend sur le territoire québécois est le seul parc fédéral à ne pas être géré par Parcs Canada. Il est plutôt chapeauté par la Commission de la Capitale nationale du Canada (CCN), une société de la Couronne. Un cas d’espèce créant une saga constitutionnelle en règle, au point où il fait dorénavant l’objet d’une thèse de doctorat en sociologie à l’Université Carleton. Non seulement plus personne ne cherche à savoir à qui revient la responsabilité de la conservation de cet espace naturel, mais en plus, « ceux qui ont le pouvoir d’assurer sa protection ne font rien sous le prétexte de l’ignorance. Tout le monde se renvoie la balle », dénonce Jean-Paul Murray.
Aux grands maux
Ces dernières années, l’homme est devenu la bête noire des élu·e·s et des fonctionnaires, mettant au grand jour le grenouillage politique dont le parc de la Gatineau est victime. On le traite de révolté et de révolutionnaire. On le destitue des comités pour ses prises de position. Dans une tentative d’intimidation, sa municipalité lui a même envoyé la police pour ses interventions durant les séances du conseil municipal. Jean-Paul Murray le reconnaît d’emblée : agir en solitaire, à contre-courant pour le bien de l’environnement et de la collectivité exige « d’accepter d’être mis au ban de la société et de voir entacher sa réputation ». Peu importe, depuis 15 ans, il a tout de même été à l’origine de huit projets de loi et a fait dépenser plus de 16 millions de dollars à la CCN pour le rachat de propriétés situées dans le parc afin de les retourner à la nature. Il a même permis en 2009 de récupérer 61,5 km2 de terres devant le Tribunal administratif du Québec, déboutant ainsi le ministère de la Justice de la province.
En fait, ses revendications sont plutôt conservatrices : « Il n’y a tout de même rien de révolutionnaire à demander l’application des politiques et des règlements qui ont été adoptés au fil des années par les instances publiques », s’offusque-t-il. Mais actuellement, c’est un droit de saccager qui prédomine dans la localité. Des résidences cossues continuent de se construire à proximité des plans d’eau et des plages publiques avec l’aval et au su de la municipalité, qui viole par le fait même ses propres règlements. Et tranquillement, la tendance ressentie est de restreindre l’accès au parc à la population.
À la suite d’épisodes de prolifération d’algues bleues entre 2007 et 2009, la MRC des Collines-de-l’Outaouais adopte en 2009 un règlement visant la renaturalisation des bandes riveraines dont les municipalités de la région doivent assurer la mise en application. Après cinq ans à talonner sa municipalité, Jean-Paul Murray juge que l’inaction et l’incompétence des élu·e·s et des inspecteurs de sa municipalité doit faire l’objet d’une dénonciation publique. En août 2014, il recourt donc à sa dernière option : il envoie une mise en demeure à son conseil municipal pour le forcer à respecter les textes réglementaires.
Médiocrité environnementale et attentisme
« Ça devient des batailles incroyables », confirme Christian Simard, directeur général de Nature Québec. Non seulement les textes législatifs et réglementaires en matière environnementale laissent planer un flou juridique, mais en plus, il n’y a plus personne pour les faire appliquer. « Il reste très peu de moyens pour les citoyen·ne·s qui doivent au bout du compte se résoudre la plupart du temps à faire appel aux tribunaux. »
« C’est une course vers le bas », ajoute-t-il, nous sommes rendu au point où les citoyen·ne·s doivent forcer les instances publiques à mettre en application les lois et les règlements, payés par leurs taxes à l’aide du système de justice. Depuis quatre ans, on se souvient du projet de port méthanier de Cacouna d’Énergie Est. On se rappelle un peu moins celui du développement immobilier La Futaie du Boisé des hirondelles à Saint-Bruno-de-Montarville, « un projet dans lequel le gouvernement avait pris fait et cause en cour pour la municipalité en reniant sa propre Loi sur les espèces menacées ou vulnérables. Une situation honteuse », dénonce-t-il.
Pour les milieux humides, on assiste à une dilapidation du territoire. « Les citoyens doivent s’organiser pour faire cesser cette "hémorragie" dans l’indifférence de l’État et dans l’incompréhension des élus qui voient dans ces mouvements un empêchement de développer en rond. » Pire, un projet de modernisation du régime d’autorisation environnementale de la Loi sur la qualité de l’environnement, plus communément appelée Livre vert, a été déposé à l’Assemblée nationale en juin 2015 par le ministre de l’Environnement David Heurtel. Pour le milieu environnemental, ce projet est une opération de simplification administrative qui pousse la protection de l’environnement au second rang. D’autant plus que le projet de loi sur les milieux humides a (une fois de plus) été repoussé… cette fois-ci à 2018.
Pour Christian Simard, une quantité phénoménale de milieux humides ont déjà disparu au Québec en toute illégalité, sans même que le ministre n’en ait été avisé. Le Livre vert prévoit maintenant de réduire du tiers les autorisations gouvernementales requises en accordant davantage de responsabilités aux municipalités. De surcroît, celles-ci demandent à obtenir la gestion des milieux humides sur leurs territoires, mais dans les faits elles font déjà comme bon leur semble puisqu’aucun contrôle n’est assuré de la part du gouvernement. Les ministères de la Faune et de l’Environnement se fient aux déclarations des promoteurs et des municipalités pour rédiger les certificats d’autorisation. Aucun inspecteur ne se déplace sur le terrain avant qu’une crise n’éclate et que des plaintes soient déposées auprès des ministères par les citoyens. C’est seulement une fois ces démarches entreprises que ces derniers s’aperçoivent que les outils en place ne sont qu’un écran de fumée.
« Le problème, c’est qu’il n’y a aucun objectif de protection quantifiable à atteindre par les municipalités pour les pouvoirs qu’elles obtiennent. Actuellement, le message envoyé par le gouvernement, c’est : vous faites comme vous voulez, de toute façon nous n’irons pas voir. Et c’est certain qu’avec notre système fiscal archaïque, s’appuyant sur la valeur foncière, la pression est forte dans les municipalités pour développer les milieux sensibles et aller chercher le plus de revenus de taxes possible », ajoute Christian Simard.
On a déjà un aperçu de ce qui se passe sur le terrain avec la Politique de protection des rives, du littoral et des plaines inondables (PPRLPI) qui confie aux municipalités, par le biais de leurs règlements, la protection des bandes riveraines. « Dans les faits, c’est n’importe quoi, confirme-t-il. Souvent, des inspecteurs municipaux, incompétents, mal formés, employés à temps partiel, cumulent les tâches et autorisent de bâtir carrément dans les cours d’eau en contravention des règlements. Et les municipalités ferment encore les yeux. » Les citoyens sonneurs d’alarme sont par la suite invités par les directions du ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire (MAMOT) à porter plainte auprès de leur municipalité qui devient juge et partie. « Les tensions engendrées peuvent être telles qu’elles conduisent souvent à la profération de menaces physiques. Les gens finissent par abandonner et à déménager », observe Christian Simard.
Suivez l’argent
Selon Michel Bélanger, président du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE), « le fait que les municipalités obtiennent davantage de pouvoir en matière environnementale n’est ni un gage de succès ni un gage d’échec, car actuellement, tout le monde s’en fout de la protection des milieux sensibles ». Lorsqu’il existe un intérêt économique, tout le monde veut développer. Même Québec, par son article 22 de la Loi sur la qualité de l’environnement, mentionne qu’il suffit d’obtenir une autorisation gouvernementale pour qu’une ville fasse ce qu’elle veut.
A contrario, quand la municipalité de Gaspé s’est dotée en 2013 d’un règlement pour protéger ses eaux souterraines contre les risques de contaminations que laissaient peser les forages de la société Pétrolia, Québec est entré dans le portrait deux ans plus tard pour adopter son propre règlement afin de régir les distances devant être respectées entre les sites de forage et les sources d’eau potable. Dorénavant le règlement de Québec, moins contraignant, prévaut sur celui de la municipalité.
C’est le pire des deux mondes. D’un côté le gouvernement centralise les pouvoirs pour ne pas nuire à l’exploitation des ressources naturelles, et de l’autre il transfère de plus en plus aux municipalités la responsabilité de la protection des milieux sensibles. Ainsi les municipalités se retrouvent en conflit d’intérêts entre favoriser les rentrées d’argent des taxes ou assurer la pérennité des milieux naturels et la protection de la biodiversité, d’où découlent les abus et les passe-droits. En l’absence d’un cadre d’orientation ferme en matière de conservation des milieux naturels, les régions finissent par se faire concurrence entre elles.
« Quand le gouvernement dit vouloir changer les mécanismes de la loi avec son Livre vert, on doute que c’est pour améliorer les choses, fait remarquer Michel Bélanger. Nous sommes devant des machines politiques où des gens élus ont pris des décisions pour nous amener là où nous sommes. » Depuis près de dix ans, les citoyen·ne·s se sont vus retirer leurs outils d’intervention. Au fédéral, le gouvernement Harper a restreint les droits de participation du public aux audiences d’évaluation environnementale, alors qu’au provincial on a restreint l’accès à l’information. Malheureusement, « c’est la game du système en place, ajoute-t-il. Comme pour le béluga, des coups de barre citoyens, il en faudra encore… Tant que des gens de "bonne volonté" ne se feront pas élire dans les conseils municipaux » ou tant que la population ne décidera pas de changer ce système qui est en train de lui glisser des mains.
Entre temps, il faut de la patience et de la détermination. En octobre 2015, Jean-Paul Murray en était à sa troisième audience devant la Commission d’accès à l’information (CAI). Et pour la troisième fois, sa municipalité n’a même pas daigné se présenter devant le tribunal. L’homme demande à répétition d’obtenir tous les avis d’infraction et de non-conformités envoyés par la Ville à ses résidents riverains en contravention depuis l’entrée en vigueur en 2011 du règlement de la MRC des Collines-de-l’Outaouais sur la renaturalisation des berges. Pour le moment, l’absence de tels documents laisse planer le doute sur la capacité et la volonté de la municipalité à accomplir ses devoirs. « C’est un outrage au tribunal, mentionne l’écologiste. Même les commissaires de la CAI en ont assez de ce laxisme et envisagent de transférer le dossier en Cour supérieure. »
Cette lutte devient rocambolesque. En 2013, poussée par ses interventions, la municipalité de Chelsea a finalement procédé à l’inspection de 70 propriétés riveraines du lac Meech. Conclusion : non seulement 80 % de celles-ci ne respectaient pas les règlements, mais de nouvelles infrastructures ont été construites sur les rives et le littoral du lac. L’hésitation de la municipalité à faire respecter les textes réglementaires devient presque suspecte. Elle ne peut même plus se justifier par la question des revenus de taxes dont elle pourrait se priver. « Le règlement de renaturalisation des berges prévoit des amendes de 200 à 4 000 $ par jour que la collectivité pourrait aller chercher en dédommagement pour les violations perpétrées depuis son entrée en vigueur en 2011. Faites le calcul », insiste Jean-Paul Murray. C’est à se demander où sont les allégeances des élu·e·s.