Avant l’idéologie
Dignité et intégrité physique
Prostitution / Travail du sexe
À bâbord ! poursuit la discussion entamée dans son dernier numéro sur la question de la prostitution / travail du sexe avec la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle et Amnistie internationale. Nous espérons que ces articles alimenteront le débat et permettront de prendre connaissance des idées et intentions des unes et des autres.
En tant que juriste féministe, je suis évidemment contre l’exploitation sexuelle de tout être humain, mais aussi résolument pour la décriminalisation du travail du sexe.
La criminalisation de la prostitution s’est toujours retournée contre les femmes, dans toutes les régions du monde et de tous les temps. Ce sont elles, et non pas les clients ou les exploiteurs, qui sont méprisées, harcelées par la police, traînées en cour, accusées, envoyées en prison. En ce sens, les statistiques démontrent clairement que les dispositions du Code criminel canadien ont été appliquées et sont appliquées de façon discriminatoire.
Les dangers de la rue
En plus d’engendrer cette discrimination systémique et cette stigmatisation judiciaire et sociale, la pénalisation du travail du sexe n’a jamais permis d’atteindre les objectifs de réduction de la prostitution ou de réduction de la criminalité entourant son exercice.
Au contraire, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada (CSC) sur la base des nombreux rapports gouvernementaux des 40 dernières années, les dispositions criminelles sur les maisons de débauche, la vente ou l’achat de services sexuels et le fait de vivre des produits de la prostitution d’une autre personne ont de nombreux effets pervers. La criminalisation force à une pratique clandestine, dans des endroits de plus en plus éloignés, à la va-vite, sans protection. Ces études concluent qu’il existe une relation étroite entre la violence à l’endroit des travailleuses·eurs du sexe (TDS) et le lieu de pratique. Les diverses interdictions empêchent de travailler à l’intérieur, d’embaucher un chauffeur ou un garde de sécurité, de prendre des précautions comme des dispositifs de surveillance de manière à réduire le risque couru. Tous les témoignages, les rapports, les statistiques cités par les tribunaux dans l’affaire Bedford confirment que travailler dans la rue augmente les risques d’agression ou d’homicide.
Il existe un lien de causalité entre l’action du gouvernement, les dispositions pénales et l’atteinte à la sécurité des TDS. Même si c’est le client qui, ultimement, inflige les mauvais traitements, la criminalisation joue un rôle important dans l’augmentation du risque. Selon la CSC dans l’affaire Bedford, la pénalisation a pour effet d’accroître l’exploitation et la vulnérabilité de celles qu’on prétend protéger et d’empêcher les TDS de maintenir des relations significatives et un réseau social.
Depuis quelques années, une partie du mouvement féministe s’est alliée avec les ultraconservateurs de l’ancien gouvernement Harper pour réclamer des mesures encore plus répressives contre les personnes qui gravitent autour de la prostitution au nom de la protection des « véritables victimes », les TDS, qui ne peuvent pas avoir choisi librement de gagner leur vie grâce à une activité sexuelle. Cette position est vue par d’autres féministes comme étant de la victimisation et de l’infantilisation des TDS à qui on ne reconnaît ni la liberté de choix, ni l’autonomie dans les décisions intrinsèquement personnelles, ni la capacité de consentir à pratiquer une telle activité.
La nouvelle Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, adoptée en 2014, ne répond pas du tout aux préoccupations de la CSC. Au contraire, les dispositions encore plus répressives empêchent une pratique sécuritaire du travail du sexe et le développement de services sociaux et de santé destinés aux TDS dans nos communautés.
La nouvelle loi ne répond pas à la volonté de la CSC de rendre la pratique d’un métier, par ailleurs légal, plus sécuritaire. Premièrement, il est faux d’affirmer que les TDS ne seront plus criminalisées. La vente de services sexuels près d’endroits où peuvent se trouver des mineurs de même que celle qui gêne la circulation automobile sont toujours criminalisées. Deuxièmement, le fait de criminaliser l’achat de services sexuels en imposant de fortes amendes ou des peines d’emprisonnement aux clients va repousser la pratique vers encore plus de clandestinité et de risque pour la sécurité et l’intégrité des TDS. Troisièmement, cette façon de procéder, permettre la vente mais interdire l’achat, est fortement paradoxale et heurte le sens commun. Comment un esprit peut-il concevoir qu’il soit permis de vendre un bien ou un service mais qu’il soit criminel de l’acheter ? La TDS qui offre légalement un service sexuel est-elle complice de son client qui l’a acheté illégalement ?
L’importance des droits
Pour plusieurs, il n’y aurait pas de prostitution dans un monde égalitaire et socialement juste. Mais un tel idéal ne justifie pas la criminalisation des personnes qui la pratiquent. Pour qu’une conduite soit criminalisée, il faut la preuve hors de tout doute qu’elle cause un préjudice. De vagues généralisations, des présupposés ou des affirmations idéologiques, si répandus soient-ils, ne suffisent pas pour fonder la criminalisation d’une conduite.
Il ne s’agit pas pour moi de faire primer les droits individuels d’acheter ou de vendre des services sexuels, comme l’écrivait Éliane Legault-Roy de la CLES dans le dernier numéro d’À babord !, mais bien de faire respecter le droit à la dignité, à la vie, à la santé et à la sécurité des TDS, notamment des femmes autochtones.