Regards féministes
La cause, la demande et la voix de Tamara Thermitus
Me Tamara Thermitus est l’ancienne présidente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Elle a mené pendant des mois, et mène toujours, une bataille juridique axée, entre autres, sur la réhabilitation des faits et de sa réputation.
En juin dernier, elle a remporté une première manche avec la décision du juge André Prévost de la Cour supérieure du Québec de rejeter la requête de la Protecteur du citoyen qui visait à rendre non recevable (et abusive) la demande de Me Thermitus d’annuler l’enquête effectuée à son propre sujet par la Protecteur, ainsi que trois rapports s’y rapportant. Le juge Prévost a conclu que « les craintes de partialité exprimées par Me Thermitus sur la direction donnée à l’enquête reposent sur des faits en apparence troublants [1] ».
Comme l’a résumé Carla Beauvais dans le journal Métro [2], Tamara Thermitus est devenue le 7 février 2017 la première personne racisée et la deuxième femme à être nommée à la présidence de la CDPDJ. Quatre mois après son entrée en fonction, la Protecteur du citoyen lançait cependant une enquête entourant son travail à la présidence, après avoir reçu deux divulgations. Quand elle a mis fin à son enquête, la Protecteur du citoyen a envoyé son rapport à la ministre de la Justice sans que la version des faits de Tamara Thermitus n’ait été obtenue, et sans qu’elle n’ait pu commenter le rapport (ne respectant pas, ainsi, les règles émises par la Protecteur du citoyen elle-même). C’est pour cette raison, entre autres, que le jugement du 27 juin affirme que la Protecteur du citoyen « ne peut ignorer les conséquences désastreuses de ses conclusions sur la plus haute fonction qu’exerce Me Thermitus ». Les conclusions d’une enquête partielle qui, doublées de fuites médiatiques anonymes, ont participé à ce qu’on pourrait décrire comme la mise au pilori de Tamara Thermitus.
Si le rôle de la Protecteur du citoyen est d’assurer le respect des droits des citoyen·ne·s dans leurs relations avec les services publics, il faut se demander si les droits de la citoyenne qu’est Tamara Thermitus, eux, ont été respectés. Une citoyenne femme, une citoyenne noire, une citoyenne nommée à la présidence de l’institution québécoise en charge, justement, de protéger les citoyen·ne·s contre les différentes formes de discrimination. Une citoyenne qui a posé un regard critique sur la manière dont cette institution était organisée, et qui a dénoncé son manque d’efficacité. À la fin de son article, Carla Beauvais écrit que si « les médias représentent un pouvoir indéniable dans la société », dont celui de faire ou de défaire la réputation de quelqu’un·e, elle choisit, elle, en son rôle de chroniqueuse, « d’utiliser ce pouvoir pour permettre à une femme de regagner un peu de dignité, car cette victoire judiciaire ne peut passer inaperçue ». Je me dis qu’ici, il en est de même pour moi.
Tamara Thermitus est une amie. Notre amitié est née pendant qu’elle se trouvait dans l’œil de l’ouragan, après que son nom et son visage ont été traînés dans la boue. Déchue aussi rapidement qu’elle avait été élue, je l’ai vue résister, refuser de baisser les bras malgré les attaques répétées et une plongée dans un silence forcé. Si elle a été forcée de quitter son poste, elle n’a pas, dans les faits, « démissionné ». Et si elle continue à se battre, ce n’est pas seulement pour « blanchir » son nom, mais pour défendre le rôle véritable de la CDPDJ. Depuis plus de vingt ans, Tamara Thermitus dénonce et lutte contre les manifestations de la haine, les discriminations envers les individus et les populations opprimées ; elle a notamment été directrice des politiques du Bureau de la Résolution des questions des pensionnats indiens et négociatrice en chef pour le gouvernement fédéral dans le cadre du mandat de la Commission de vérité et de réconciliation. Mais comme le suggère Rachel Zellars [3], tout donne à croire qu’elle a fait les frais de cela même qu’elle combattait – les stéréotypes, les préjugés, les biais, tout ce dont sont cousus un sexisme et un racisme qu’on aime dire « ordinaires ». Dans un rappel du rôle sacré que joue un bouc émissaire au sein d’une collectivité et en vue de sa cohésion, le récit des événements entourant la CDPDJ donne la vive impression qu’un sacrifice a été mis en scène.
Maintenant qu’une première étape juridique a été franchie, qu’un peu de lumière a été jetée sur cette histoire et qu’un début de reconnaissance a été livré, je me demande comment on fait après qu’une collectivité a détourné le regard, baissé la tête, retenu son souffle. Comment faire comme si de rien n’était au moment même où l’on opère une mise à mort symbolique ?
Opération que les populations noires connaissent trop bien et dont elles portent de tout temps le fardeau, la mémoire.
Opération que les femmes, et plus encore les femmes minorisées, connaissent intimement.
Peu de temps après que le jugement a été prononcé en faveur de Tamara Thermitus, Toni Morrison est disparue. Elle a laissé dans son sillage les pages d’une lutte contre la discrimination, la mise en récit de l’esclavage par une écriture de la dénonciation, une voix portée par une immense lucidité. Par son œuvre, Morrison a montré et démonté les rouages du racisme, comment le racisme fabrique l’histoire, comment le racisme définit les individus et les collectivités. Ce faisant, elle a sans cesse demandé jusqu’où chacun et chacune est prêt·e à aller quand nos amies sont atteintes, par et dans le corps. C’est cette même question qui se trouve dans le long métrage de George Tilman Jr., The Hate You Give (La haine qu’on donne).
Le film raconte l’histoire de Starr, une adolescente noire qui vit dans une zone habitée principalement par une population noire et qui fréquente une école privée majoritairement blanche. Alors qu’un de ses amis d’enfance est tué devant elle par un policier blanc qui croyait avoir vu dans sa main un pistolet (c’était une brosse à cheveux), Starr fait l’expérience, dans son propre corps, du racisme comme pour la première fois. Après avoir tenu dans ses bras le corps agonisant de son ami, elle est forcée de regarder les choses en face et d’interroger la manière qu’elle avait, jusque-là, de fonctionner dans la société. Aux prises avec sa douleur et l’expérience directe de l’injustice, elle témoigne contre le policier pour protéger la mémoire de son ami assassiné. Devant le jury, Starr défend non seulement cet ami, laissé pour compte parce que réduit à l’état de petit criminel par les médias, elle dénonce l’entièreté d’un système qui abandonne les communautés comme la sienne. Un système qui détourne le regard, baisse la tête, retient son souffle sur un ensemble d’inégalités qui font que certain·e·s citoyen·ne·s sont plus égaux que d’autres.
Voilà la haine donnée, la haine transmise, dit le film. Voilà la haine qui divise le monde, qui teinte ou qui blanchit notre peau collective. Et moi, regardant ce film, écrivant ces lignes, je pense : voilà ce devant quoi nous placent la cause, la demande et la voix de Tamara Thermitus. Jusqu’où sommes-nous prêt·e·s à aller pour l’égalité ? Jusqu’où sommes-nous prêt·e·s à aller pour arrêter de nous fermer les yeux et sentir dans notre corps la froideur de l’injustice ? Ne serons-nous jamais prêt·e·s à quitter la haine pour passer, un tant soit peu, du côté de l’amitié ?
[1] Thermitus c. Protecteur du citoyen, 2019 QCCS 2594 (CanLII), canlii.ca/t/j198v
[2] Carla Beauvais, « Sacrifiée sur la place publique », Métro, 5 août 2019.
[3] Rachel Zellars, « Tamara Thermitus : précipitée dans une “falaise de verre” qui cible les femmes racisées », Huffington Post, 18 décembre 2018.