Dossier : Quel avenir pour le (…)

Dossier : Quel avenir pour le travail ?

Conjuguer « travailler » au futur compliqué

Maude Prud’homme

L’avenir du travail est imbriqué dans les périples de survivance qui seront le lot des générations futures. Dramatique ? Les effondrements seront indéniables. Effectuer quelques pas de côté demandera donc un courage et des forces qui ne peuvent être que collectives. Parce qu’il est clair que les monarques des systèmes actuels ont l’intention de s’accrocher, mais aussi parce qu’il s’agit de reconfigurer profondément nos sociétés et nos relations aux écosystèmes.

Il fait littéralement plus chaud que jamais (OK pas jamais, mais vous comprenez). En une seule journée, le 1er août dernier, onze milliards de tonnes de glace ont fondu au Groenland [1]. C’est l’équivalent de 4,4 millions de piscines olympiques déversées dans l’océan. Ce n’est là qu’un exemple de la magnitude qui continue de nous ébranler.

Une question se pose alors : qu’est devenu, précisément, l’avenir au juste ? La proximité des murs sur lesquels on fonce fait débat : 2050 ? 2030 ? 2 degrés, 4, 5 ou 8 ? Nourris par divers besoins légitimes et des ambitions de planification hautement pertinentes, plusieurs voudraient des prévisions d’une précision horlogère, d’avance, avant de commencer.

Or, ce n’est pas possible. Les scientifiques n’ont pas de consensus sur les positions exactes de ces murs. Les sciences elles-mêmes ont en fait peu de chances de saisir l’ampleur et l’enchevêtrement des bouleversements en cours et à venir. Elles ne peuvent non plus prévoir les créativités des forces sociales qui seront déployées. Ne leur en demandons donc pas trop.

Les obstacles aux changements

Cette insistante recherche de prévisibilité est particulièrement présente lorsqu’il est question de transition énergétique dans la sphère du travail. Pourquoi ? Je tente une réponse (en sursimplifiant, désolée) :

* Parce qu’il faut payer les bills.

* Parce que les gens ne voudront pas faire un pas de côté s’ils n’ont pas la certitude de pouvoir payer leurs bills.

* Parce que la brutalité étatico-économique peut nous pousser en bas de l’escalier pour cause de défaut de paiement.

Résoudre les problèmes de fin de mois et de fin du monde, on veut bien. Effectuer les virages nécessaires tout en payant, ultimement, les banques, moins sûr. Pourquoi faudrait-il essayer d’abord ?

Après tout, la loi du marché et ses corollaires n’ont pas la même implacabilité que la gravité. Ils font partie intégrante des lubies qui nous mènent aux précipices les plus tristes. Les solutions et approches contextuelles, respectant les exigences immédiates, ne correspondent souvent pas aux caps nécessaires aux perspectives d’avenir. Vient alors le moment de rompre avec des impératifs construits douteux, des conventions inconvenantes. Les défis de rupture et de changement de paradigme sont nombreux, mais peuvent offrir des émancipations profondes. Car ne l’oublions pas, l’ordre actuel n’est pas heureux.

Le travail qui nous attend

L’avenir du travail n’est donc pas simple. Sa définition ne l’a d’ailleurs jamais été. L’ouvrage gratuit, notamment des femmes, en est-il ? Les ouvrages de subsistance en général, la vie qui se déroule hors du PIB (oui, oui), en sont-ils ?

Osons dire que ce ne sont pas tous les emplois ni toutes les industries que l’on souhaite perpétuer. Certains secteurs sont fondamentalement nuisibles : du jetable fait de matériaux impérissables à l’armement, en passant par le loisir de voyages aériens intercontinentaux ou de croisières de luxe, et quoi encore ?

Considérons aussi que, selon des calculs d’équivalence en joules, entretenir les modes de vie actuels des individus les plus aisés (pas ceux de tout le monde, hein) nécessite l’équivalent du travail de 100 à 400 personnes par année.

Explorons les chemins de traverse avec, dans nos besaces, les apprentissages de siècles de luttes. Les savoirs techniques portés par les travailleuses et les travailleurs offrent des clés pour la suite du monde.

Parce que tout ça ne va pas se tricoter tout seul, commençons par :

* localiser la production des biens nécessaires (au moins pas trop superflus) au quotidien ;
* assurer la subsistance de toutes et de tous ;
* assurer la construction et l’entretien d’infrastructures résilientes et adaptées aux besoins des communautés ;
* assurer la résilience sociale, culturelle et politique des communautés que nous habitons ;
* participer à la remédiation des écosystèmes abîmés ;
à travers les remous, assurer le bien-être physique et émotionnel de chacun·e, autant que faire se peut ;
* offrir des solidarités concrètes aux peuples qui encaissent le gros des nuisances liées au thermo-capitalisme ;
* accueillir chaleureusement ceux et celles qui doivent quitter leurs lieux ;
* assurer de façon sécuritaire la gestion locale des nuisances accumulées, comme les déchets nucléaires et autres toxicités.

S’adapter ensemble

Puisque les bouleversements climatiques ne sont pas une crisette passagère, les labeurs d’adaptation devront persister en s’adaptant eux-mêmes. Bref, les défis qui nous sont posés exigent beaucoup d’ouvrage pour être relevés. Comme ils ne s’inscrivent pas dans des analyses de production du travail classique, il faudra alors réfléchir sérieusement à détacher l’assurance des conditions matérielles de dignité de la quantification des efforts fournis. Une diversité de mécanismes économiques – allant du don à la planification collective et au revenu minimum garanti – sera à considérer, voire à dépasser par des mécanismes qui nous surprendront.

Nous avons intérêt à dépatouiller ces chemins ensemble, avec des nous pluriels et alertes aux privilèges ; et à orchestrer des essais techniques, politiques et culturels. À ouvrager de nos mains et outils les choses du quotidien.

Heureusement, ces activités offrent des richesses. Parce qu’il y a des ouvrages qui sont bons pour l’âme, pour les relations au vivant, aux autres humains, à soi, aux temps courts et longs.

Allez, essayons. Dotons-nous de plans communs, car « plus les visions seront précises et incarnées, plus elles seront crédibles et potentiellement motrices [2] ».

Mais surtout, générons des pratiques communes, des instances partagées, des vocabulaires, des relations et des infrastructures adaptables à nous et inversement. Acceptons l’imprévisibilité en sécurisant ce qui est sécurisable. Misons sur les tâtonnements politiques concrets, des projets-pilotes audacieux…

Et soyons à l’affût ! Le patriarcat, le racisme et le colonialisme prospéraient bien avant l’arrivée des hydrocarbures. La transition énergétique en cours peut faire mieux, à condition que ses artisan·ne·s portent des intentions claires et agissent concrètement en ce sens.

Vu sa place dans les épopées capitalistes qui détruisent les territoires, le travail revêt un grand potentiel pour changer le cours des choses. La transition énergétique constitue effectivement une occasion de transformations majeures dans le monde du travail, incluant le travail non salarié ou non rémunéré, et ce bien au-delà du secteur de l’énergie. Il importe de faire en sorte que la transition énergétique n’aggrave pas la précarisation du travail et qu’elle s’avère plutôt porteuse de dignité pour les travailleuses et les travailleurs, et leurs communautés.

L’avenir n’est plus ce qu’il était, c’est connu. Les certitudes sont rares. Il nous appartient donc de se doter de récits, d’esquisses, d’outils et de solidarités pour naviguer dans les torrents.

« Ouvrir des possibles consiste surtout à projeter au-delà de ce que nous perdons et donc à anticiper ce qui pourrait émerger [3] ».


[1France Info, « En une seule journée, onze milliards de tonnes de glace ont fondu au Groenland », 3 août 2019. En ligne : www.francetvinfo.fr/meteo/climat/en-une-seule-journee-onze-milliards-de-tonnes-de-glace-ont-fondu-au-groenland_3563255.html

[2Pablo Servigne, Raphaël Stevens, Gauthier Chapelle et Dominique Bourg, Une autre fin du monde est possible, Paris, Éditions du Seuil, 2018, p. 171.

[3Ibid., p.176.

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