Chronique Éducation
Abolition des commissions scolaires : changer quatre trente sous pour une piastre ?
Abolir ou transformer les commissions scolaires ? Nuance importante, disait le député Roberge en 2016. Évolution, plutôt que révolution, dit-il depuis qu’il est ministre. À en croire la novlangue caquiste, le Grand Soir de la libération nationale face aux « diktats » bureaucratiques aurait cédé à la magie du changement dans la continuité. Et s’il s’agissait d’une diversion ?
Héritière de l’Action démocratique du Québec (ADQ), la Coalition avenir Québec (CAQ) a, dès sa fondation, fait son nid en éducation sur l’idée d’une salvatrice autonomie des écoles acquise au prix de l’abolition des commissions scolaires. Là où l’ADQ prêchait une abolition pure et simple, en transférant certains pouvoirs directement aux écoles (ressources humaines) et aux municipalités (taxation, entretien des infrastructures, transport scolaire), la CAQ se pose presque en acteur pragmatique avec le remplacement des 72 commissions scolaires par une quarantaine de mystérieux « centres de services ». Proposition aussi peu originale que nouvelle. Mais surtout, moins inquiétante par ce qu’elle annonce que par ce qu’elle tait.
Le statu quo moins les élus scolaires ?
En fait, bien rares sont les groupes qui réclament sérieusement l’abolition pure et simple des commissions scolaires. Trop de fonctions régionales sont en jeu que ni les écoles ni les municipalités ne veulent ni ne peuvent assumer, et qu’on n’accepterait pas de confier à la gestion centrale du ministère de l’Éducation. Ainsi, la nécessité d’un palier intermédiaire, de nature administrative, susceptible de soutenir les établissements, d’organiser la répartition des ressources sur le territoire et de faire le lien avec le ministère fait généralement consensus depuis les États généraux sur l’éducation en 1996.
En proposant de transformer les commissions scolaires en centres de services chargés, notamment, d’administrer la paie, de gérer le transport scolaire et le parc immobilier, de percevoir la taxe scolaire, elle donne l’impression d’un changement cosmétique. Comme si on gardait le modèle actuel, moins la démocratie scolaire, présentée comme aussi illégitime qu’inutile. Pourtant, dans le détail, le projet caquiste n’est pas aussi innocent. Il emprunte largement à celui que le PQ avait formulé il y a une quarantaine d’années. Seule en diffère la finalité.
Rompre avec la Révolution tranquille
En 1982, en pleine récession, le ministre Camille Laurin met de l’avant une réforme radicale de la structure scolaire, une « révolution copernicienne » selon son Livre blanc [1]. La manœuvre vise principalement à libérer l’école, prise en otage par la bureaucratie, les conventions collectives et les commissions scolaires, et à la redonner à sa communauté, soudée autour d’un projet éducatif. Pour gagner en efficacité et en cohérence, le réseau doit s’articuler autour d’une nouvelle relation entre les agents du système d’éducation et l’école doit en devenir le pivot. Cela suppose qu’elle dispose d’un « statut juridique de corporation autonome » et, conséquemment, d’une plus grande latitude en matière éducative et pédagogique, mais aussi quant à la gestion des ressources humaines, matérielles et financières. En découle un nouveau partage des responsabilités avec la structure intermédiaire.
À cette fin, le ministre péquiste propose d’abolir les conseils de commissaires et les élections scolaires en plus de renverser la pyramide des rôles et responsabilités pour que les commissions scolaires se mettent au service des écoles. Politiquement décapitée, la commission scolaire est alors appelée à devenir « une table régionale fonctionnant, pour l’essentiel, à la façon d’une coopérative de services », sous l’autorité d’un conseil d’administration composé de représentants des établissements. Elle reste responsable de la répartition équitable des ressources sur le territoire, mais répond directement aux besoins des écoles. Le ministère, quant à lui, est appelé à se concentrer sur « l’essentiel » (orientations, développement pédagogique, contrôle) et à alléger ses processus pour soutenir davantage les établissements.
Il s’agit donc d’une vaste entreprise de décentralisation. Elle répond à une volonté affirmée de briser l’uniformité du réseau scolaire en favorisant l’émergence de projets pédagogiques propres à chaque établissement scolaire, aptes à introduire plus de choix face à l’offre scolaire et à rapprocher l’école publique du modèle de l’école privée, jugé plus autonome et plus efficace. Battu en brèche, le projet de Laurin mourra au feuilleton. Non sans léguer au débat permanent sur les structures scolaires l’idéal mythique d’une école autonome appartenant strictement à sa communauté.
Jusque dans les mots choisis, le projet caquiste diffère peu du modèle proposé par Laurin. N’en déplaise au ministre Roberge, son parti prône bien « un changement de paradigme soutenu par une réorganisation structurelle majeure » et met de l’avant « le courage et l’ambition politique d’inverser la pyramide des pouvoirs dans le réseau de l’éducation ». En un mot, comme Laurin, la CAQ tient à rompre avec le modèle hérité de la Révolution tranquille.
De l’école succursale à l’école franchisée
Chaque réforme de la structure des commissions scolaires consiste à répartir certains de leurs pouvoirs et responsabilités entre le ministère et les écoles, et sert de prétexte à l’injection d’une dose supplémentaire de gouvernance managériale. La réforme proposée par la CAQ n’échappe pas à ce mantra historique. De fait, sa conception de la structure scolaire est inaliénablement liée à un souci d’efficacité et de rationalisation, que seule une organisation décentralisée et mue par la compétition peut permettre.
En effet, depuis sa fondation, la CAQ est obsédée par la quête de performance du système d’éducation. L’ensemble de son projet consiste à en faire une machine de production scolaire. Les rouages en sont connus : des écoles autonomes à géométrie variable, inspirées ou calquées sur le modèle des écoles à charte ; l’orchestration, à l’aide d’institutions de régulation normatives (ordre professionnel, institut d’excellence en éducation), d’un modèle méritocratique de profession enseignante fondé sur l’évaluation, la responsabilisation et l’imputabilité en matière de réussite scolaire ; des tests standardisés réguliers pour tous les élèves, dont les résultats doivent alimenter l’évaluation de la performance de tous les agents ; des directions d’établissement dotées de pouvoirs de gestion plus larges, dont le recrutement et l’évaluation des enseignants selon leurs propres préférences et besoins de gestion locaux ; le renforcement d’une gestion axée sur les résultats plus contraignante, et pilotée à distance par le ministère.
Bref, il s’agit de soumettre le système scolaire à un triple régime de dérégulation, de décentralisation et de mise en compétition des agents, largement inspiré du modèle marchand américain. Si la CAQ tient à tout prix à libérer l’école, succursale malgré elle d’une commission scolaire qui, dit-on, la gère à distance, c’est pour en faire, essentiellement, un établissement franchisé.
Fin du premier acte
Un système aussi décentralisé ne peut s’embarrasser de paliers intermédiaires en mesure de générer leurs propres objectifs et mécanismes de pilotage. Surtout, il se fonde sur la prémisse d’une différenciation large de « l’offre scolaire » qui exige de lever le plus possible les mécanismes de redistribution ou d’harmonisation entre établissements et services. Le palier intermédiaire de l’éducation constitue donc moins le principal obstacle à une éducation de qualité et performante, comme on veut nous le faire croire, qu’à un projet néolibéral radical. Obstacle d’autant plus gênant qu’il relève d’une structure politique de proximité, élue au suffrage universel et dotée d’un pouvoir de taxation. Et de dire « non ».
Dans la logique de la CAQ, le renversement de la pyramide s’impose comme le moyen à la fois d’éliminer le pouvoir politique gênant des élus scolaires et de réduire au strict minimum les mécanismes administratifs et redistributifs qui entravent l’émergence d’un véritable marché scolaire public. La refonte de la structure scolaire apparaît donc davantage comme la condition sine qua non à la réalisation de son véritable programme éducatif que comme un élargissement du pouvoir communautaire.
Si la modernisation des commissions scolaires a été le pivot du développement du réseau public d’éducation dans les cinquante dernières années, leur dépeçage annonce plutôt celui de sa marchandisation pour les cinquante prochaines.
[1] MEQ, L’école québécoise : une école communautaire et responsable, 1982, 99 pages.