Tribune libre
Le travail du sexe est un travail
Le 7 avril 2021, la Direction de l’UQAM et Hélène Boudreau signent une entente de principe, qui met fin à la poursuite intentée contre cette dernière. L’étudiante au baccalauréat en arts visuels avait partagé une de ses photos de finissante sur ses médias sociaux, dont son compte payant OnlyFans.
Sur la photo, on la voit tenir l’habituel diplôme avec le logo de son université, mais aussi soulever sa toge de manière à découvrir le bas de ses seins. La Direction lui avait alors envoyé une mise en demeure, lui intimant de cesser la diffusion de la photographie. Plutôt que d’obtempérer à une demande qu’elle jugeait illégitime, Boudreau a publié d’autres photos dénudées, dont certaines arborant le logo de l’UQAM. C’est à ce moment que la Direction a décidé de la poursuivre, réclamant 100 000 $ pour « atteinte à sa réputation » et 25 000 $ en « dommages punitifs ». Si, sous la pression d’un mouvement de solidarité envers l’étudiante et l’ensemble des travailleur·euse·s du sexe, la Direction a finalement renoncé à toute réclamation dans cette affaire, Boudreau a dû s’engager à retirer les photographies jugées « dénigrantes, offensantes ou vexatoires à l’endroit de l’UQAM ». Nous espérons que les conditions de cette entente aient été satisfaisantes pour Boudreau, mais la situation demeure encore insatisfaisante pour une partie de la communauté uqamienne et de la société.
Putophobie à l’UQAM
La Direction prétend ne pas nourrir « de préjugés à l’endroit du travail du sexe », mais elle continue paradoxalement d’y voir un préjudice diffamatoire, une salissure. Elle refuse que l’université puisse y être associée et en parle comme d’un « contexte inapproprié » qui porterait « atteinte au nom et au logo de l’UQAM [1] ».
Nous constatons que la liberté d’expression et de création ainsi que l’autonomie corporelle cessent d’être prises en compte quand les occupations d’autrui sont jugées immorales. Dans l’affaire qui nous occupe, le préjudice supposé ne se base pas sur une atteinte réelle à l’intégrité d’une personne ni sur la prévention d’actes de violence, mais sur l’idée d’une « respectabilité morale étatique », celle-là même qui autrefois s’opposait au divorce, à l’avortement, aux mesures contraceptives, à tout ce qui ne répond pas à une sexualité fondée sur des objectifs hétéronormatifs et de reproduction.
La Direction de l’UQAM ne considère pas le travail du sexe comme un débouché possible – et payant – à ses programmes de théâtre, d’arts visuels, de cinéma, de télévision, de psychologie, à une panoplie de cours susceptibles d’offrir des formations intéressantes pour les travailleur·euse·s du sexe. Elle nie que le travail du sexe constitue un emploi à part entière, investi parfois temporairement, parfois sur le temps long, qui nécessite des habiletés et des compétences spécifiques.
Bienveillance et lucidité
Le « travail du sexe » désigne un ensemble de pratiques rémunérées liées à la sexualité, notamment les massages érotiques, la danse nue, la pornographie, les services d’escorte. Nous espérons par cette lettre ouverte favoriser une perspective bienveillante et lucide sur le travail du sexe.
Le discours que tient l’UQAM n’est pas étonnant, pas plus que la poursuite menée contre Boudreau. Tous deux révèlent à la fois la marchandisation que connait actuellement l’éducation, ainsi que la putophobie qui prévaut dans la société. « 50 ans d’audace ! 50 ans de diversité ! 50 ans d’engagement ! », clamait récemment l’UQAM, tout en renforçant année après année la surveillance sur le campus et en brimant l’un à la suite de l’autre les mouvements de contestation qui l’animent.
Cette hypocrisie n’est pas propre à l’UQAM ni à cette histoire. Cette hypocrisie est partagée par l’ensemble des institutions qui opèrent une stigmatisation du travail du sexe et minent la sécurité des personnes qui le pratiquent.
Les initiatrices du mouvement #papauqam ont lancé une campagne de financement dont les profits iront à l’organisme Chez Stella, qui défend les droits et la dignité des travailleuses du sexe. En collaboration avec le photographe Hamza Abouelouafaa et un·e participant·e anonyme, elles ont conçu l’œuvre Jouir du savoir, qui explore la notion d’autonomie corporelle et la libre disposition des savoirs. La photographie est en vente (imprimée en discographie dans un format 5 x 7) et tous les profits générés seront remis à Chez Stella. On peut se la procurer en faisant un virement de 40$ ou plus à jouirdusavoir@outlook.com, en indiquant l’adresse postale où envoyer la photographie.
Ce qui nuit à l’intégrité, à la sécurité et au bien-être des travailleur·euse·s du sexe, ce n’est pas la nature de leur travail, mais les discriminations sociales, comme le racisme, la transphobie, ou encore la précarité économique qui peuvent les forcer à se plier à des conditions de travail dangereuses à des fins de survivance. Ce qui nuit à l’intégrité, la sécurité et le bien-être des travailleur·euse·s du sexe, ce sont les stigmas dont ces personnes font l’objet. La putophobie accentue les difficultés d’accès au logement, à l’emploi, à des soins de santé et à des services juridiques. Elle accroit la surveillance et la violence policières. Elle divise et isole.
Nous nous adressons aux institutions et aux médias, mais aussi à tou·te·s celles et ceux qui liront ce texte. Nous vous demandons de considérer le travail du sexe comme un travail estimable et complexe, de permettre aux personnes qui le pratiquent de disposer librement de leur autonomie corporelle et de cesser de prétendre que ce qu’elles font porte préjudice à l’intégrité d’autrui ou à sa réputation.
Nous revendiquons que le travail du sexe ne soit plus amalgamé avec le trafic humain, l’exploitation sexuelle et toutes formes de violences sexuelles, et qu’ainsi soient décriminalisées toutes les activités liées au travail du sexe. Plus encore, nous voulons que leur apport dans les domaines artistiques et du care soit enfin reconnu.
Les travailleur·euse·s du sexe ne sont ni des criminel·le·s ni des victimes incapables de saisir adéquatement ce qu’elles font et ce qu’elles vivent. Ces personnes choisissent volontairement et consciemment de sexualiser leur corps dans un contexte donné, en fonction d’une rémunération prédéterminée et selon une mise en scène réfléchie. Leurs corps ne sont pas vendus. Leurs corps ne se réduisent pas à leur sexualisation. Leurs corps ne sont pas sexualisés en tout temps, mais dans des circonstances précises et désirées. Ces personnes ne sont pas que des travailleur·euse·s du sexe, ce sont aussi des femmes, des hommes, des personnes non binaires, parfois des parents, des étudiant·e·s, des intellectuel·le·s, des médecins, des artistes, ce sont des citoyen·ne·s, des collègues, des ami·e·s.
Ces personnes contribuent de toutes sortes de façons à la société et à l’avancement des luttes sociales, et il est de notre devoir à tou·te·s de les en remercier et de leur assurer une vie sécuritaire, digne et satisfaisante en cessant de les ostraciser.
Signataires
1. Camilie Albert
2. Vanessa Annunzi
3. Gabrielle Arguin
4. Myranda Arseneault
5. Audrey Bacon
6. Jay Beauchamp, b. env., maraîcher
7. J. C. Beaulé
8. Joséane Beaulieu-April
9. Marie-Pier Beauséjour
10. Lucy Bee
11. Corinne Bélanger
12. Marjorie Benny
13. Pascale Bérubée, autrice et poète
14. David Bessette
15. Simon Brown, poète et traducteur·ice
16. Hélène Boudreau
17. Tanya Boulanger
18. Gabrielle Boulianne-Tremblay, autrice, comédienne et militante trans
19. Laurence Bouvier
20. Elise Brien
21. Hélène Bughin
22. Ariane Caron-Lacoste, éditrice
23. Jenny Cartwright, documentariste
24. Marie-Alexe Chartrand-Péloquin, étudiante au baccalauréat en science politique à l’UQAM
25. Karim Chagon, MA, UQAM
26. Margot Cittone
27. Frédérike Clermont
28. Pier-Antoine Cloutier, étudiant à la maitrise en sociologie à l’UQAM
29. Zoyanne Côté
30. Sophie Desjardins
31. Anne-Marie Desmeules, autrice
32. Alexandra Dupuy, candidate à la maitrise en linguistique
33. Sandrine Farina
34. Jean-Guy Forget, auteur et étudiant à la maitrise en études littéraires
35. Cato Fortin, candidate au doctorat en études littéraires
36. Amélie Fournier
37. Laurence Gagné, étudiante à l’UQAM
38. Véronique Gagné-Greffard, étudiante bachelière en sexologie
39. Sandrine Galand, autrice, docteure en littérature, chargée de cours à l’Institut de recherches et d’études féministes
40. Felix Gauthier
41. Charlie Gratton
42. Marie-Ève Groulx, bachelière en Création littéraire, études féministes et muséologie
43. Julien Guy-Béland, autaire
44. Tobias Iaculli
45. Elizabeth Jean, diplômée du certificat en études féministes de l’UQAM
46. Carmélie Jacob, chargée de cours
47. Karine Jean-François
48. Éloïse Labrie, étudiante en sexologie
49. Tara Lachapelle
50. Ève Landry, autrice
51. Pierre-Luc Langevin
52. Geneviève Lanthier
53. Erika Leblanc-Belval
54. Florence Lebnan
55. Andréanne Lefebvre
56. Jean-Philippe Lefebvre
57. Alexandra Lévesque
58. Juliet Mayer
59. Audréanne Martin
60. Marie-Laurence Morin
61. Alexandra Nadeau
62. Roxane Nadeau, CQLGBT projet femmes trans survivantes
63. Mélodie Nelson
64. Sorya Nguon
65. Anya Nousri
66. Camila Nunes Sardi
67. Catherine Parent
68. Azucena Pelland
69. Laurence Perron, doctorante en études sémiotiques à l’UQAM
70. Namiella Pépin L.
71. Si Poirier, artiste et diplômé·e de l’UQAM
72. Marie-Hélène Racine, candidat·e à la maitrise en Recherche-création
73. Chloé Poirier Richard
74. Marika Porlier
75. Camille Potvin
76. Alexandre Rainville, chercheureuse et poète
77. Amina Rhanim
78. Myriam Rioux
79. Alice Rivard
80. Camille Robin
81. Sandrine Rocheleau
82. Yann Rondeau-Chartrand
83. Stéphanie Roussel, écrivaine, éditrice et doctorante en études sémiotiques à l’UQAM
84. Soraya Safari
85. Cat Saint-Onge
86. Camille St-Pierre
87. Maud Sammartano
88. Annabelle Saucier
89. Chloé Savoie-Bernard, écrivaine et docteure en littérature
90. Marie-Ève Simard, candidate à la maitrise en sociologie de l’UQAM
91. Olivia Tapiero
92. Marc-Olivier Tardif-Leblond
93. Maria Ioana Tater
94. Orane Thibaud
95. Camille Thibodeau
96. Lisa Tronca
97. Le collectif Wake Up Calice
98. Emmanuel Zuniga
[1] La Direction, « Utilisation inapproprié du nom et du logo de l’Université du Québec à Montréal : une entente est intervenue entre les parties », communiqué Info-Direction, 7 avril 2021.