Dossier : La police, à quoi ça sert ?
Définancer la police, financer les services
Les critiques envers la police ne datent pas d’hier, mais elles se font entendre de plus en plus fortement. Petite introduction aux problèmes que pose l’institution policière, ainsi qu’aux solutions imaginées par celles et ceux qui la contestent.
On retiendra de l’année 2020 qu’elle aura été l’année où le mouvement pour définancer la police a pris sa place. Il ne s’agit pas d’une revendication nouvelle. L’existence de la police a toujours été contestée, et le mouvement pour transférer les fonds publics affectés à la police vers les services communautaires – et pour éventuellement remplacer totalement la police – est en croissance constante depuis les années 1990. Toutefois, cette année, nous avons assisté à un soulèvement contre la police sans précédent aux États-Unis, au Canada et partout dans le monde, alors qu’un constat relativement simple s’est démocratisé : si la sécurité publique est essentielle, la police, elle, ne l’est pas.
Image policée
Ce changement de perspective est remarquable. Les institutions de police modernes, après tout, sont de véritables colosses médiatiques. Les corps de police possèdent leurs propres équipes de relations publiques qui produisent des articles ainsi que des textes d’opinion qui circulent largement dans les médias. Ils entretiennent aussi des relations mutuellement bénéfiques avec des journalistes en affaires criminelles, dont les carrières dépendent ultimement de leur collaboration avec la police et donc de reportages lui étant sympathiques. Les films et les séries télévisées reproduisent, eux aussi, une vision « policière » du monde, souvent en travaillant étroitement avec la police pour assurer une représentation « fidèle » de leur travail.
De plus, plusieurs activités et branches de la police ont comme objectif principal d’inculquer une perception positive de la police au sein du public. Les activités policières dans les écoles, où sont distribués des chapeaux de police et des livres à colorier avec des images de la police, en sont un exemple. Au fil du temps, la police a aussi pris en charge certains rôles particuliers dans le domaine des soins, ce qui a eu comme effet de dissocier le travail de la police de la répression. À ce titre, on note par exemple l’inspection des conditions de logements locatifs et le travail dans les soupes populaires au XIXe siècle et, aujourd’hui, les vérifications sur l’état de la santé des citoyens et l’application des règlements pour lutter contre la COVID-19.
Service essentiel ?
Ces activités de relations publiques contribuent à renforcer deux idées qui sont essentielles aux institutions de police modernes. La première idée : que la police protège la société des criminel·le·s dangereux·euse·s et que, sans la police, ces criminel·le·s causeraient encore plus de tort. La police représenterait, selon cette idée, la première et unique ligne de défense qui empêche notre société relativement paisible de dégénérer en violence et de basculer dans l’anarchie totale.
La deuxième idée : que la police est simplement un service public et qu’elle ne fait que répondre aux besoins des citoyens – des besoins qui relèvent de leur domaine d’expertise et de plus en plus, des besoins auxquels nul autre service public ne semble pouvoir répondre.
La police, selon ces deux idées jumelles, est un ancrage de la société – aussi essentiel pour le bien-être collectif qu’un système de soins de santé ou qu’un système d’éducation publique. Selon cette logique, tout problème avec la police doit donc être résolu à travers des réformes institutionnelles. Quel autre type de réponse pourrait-on envisager face à un service public qui est parfois problématique, mais ultimement nécessaire ?
Protéger et asservir
Cette perspective a toujours été rejetée par les populations les plus lésées par la police – c’est-à-dire les citoyen·ne·s qui ont le plus d’interactions avec la police. Comme l’explique Sandy Hudson, co-fondatrice de Black Lives Matter Toronto, « définancer la police est une vieille conversation dans les communautés qui interagissent avec la police ». En revanche, les personnes qui se sentent protégées par elle « n’interagissent généralement pas avec la police. Cela ne fait pas partie de leur vie quotidienne ».
La classe ouvrière au XIXe siècle comprenait que les « tavern laws » étaient écrites par ses oppresseurs et qu’elles étaient appliquées afin d’exercer un contrôle sur elle. On peut dire la même chose aujourd’hui au sujet des lois concernant les drogues, les gangs, l’itinérance, et le travail du sexe. Les communautés ciblées par la police subissent aussi une présence accrue des patrouilles, une application inégale des lois et une violence disproportionnée. De leur point de vue, la police apparaît moins comme un service public et davantage comme une armée d’occupation, et c’est dans ces termes que plusieurs groupes – notamment le Negro Community Centre de Montréal et l’Association pour les droits des gais du Québec – l’ont décrite. De ce point de vue, réformer la police est absurde. On ne réforme pas une armée d’occupation – on lutte plutôt pour son expulsion.
Critiques anciennes et populaires
Puisqu’elles ne peuvent pas compter sur la police pour les protéger, plusieurs communautés, surtout noires et autochtones, ont développé leurs propres méthodes pour se maintenir en sécurité. Les modèles de justice transformatrice et de justice autochtone, qui visent la guérison et la redevabilité plutôt que la punition, sont de bons exemples, mais il en existe plusieurs autres.
Le mouvement actuel pour le définancement de la police est donc la continuation d’une lutte qui est aussi ancienne que l’institution policière elle-même. Au sein de ce mouvement, il y a un rejet des idées centrales qui légitiment la police. Une grande part du travail des policiers n’est simplement pas nécessaire. D’une part, ce travail est souvent nuisible en soi, ou alors ne répond pas à de réels problèmes. D’autre part, la partie du travail de la police qui répond à des besoins réels peut être beaucoup mieux accomplie par d’autres acteurs, d’autres personnes ou d’autres organisations formées pour fournir des soins plutôt que pour punir. Finalement, il existe aussi tout un ensemble de vrais torts et méfaits auxquels la police ne répond pas. Parmi ces torts on compte notamment les méfaits commis par les puissants, et les maux, comme la pauvreté, qui ne peuvent être résolus par des mesures punitives.
Alors que la lutte pour définancer la police n’est pas nouvelle, l’envergure de son soutien populaire a pris de l’ampleur depuis l’émergence des mouvements Idle No More et Black Lives Matter en 2012-2014. À l’été 2020, surtout grâce au travail acharné des militant·e·s noir·e·s de Toronto, « Defund the Police » est devenu le slogan et l’objectif politique d’un soulèvement historique sans précédent contre la police aux États-Unis, au Canada et dans le monde entier. Un sondage IPSOS réalisé en juillet révélait qu’une majorité de Canadien·ne·s (51 %) vivant en milieu urbain sont favorables au définancement de la police, alors qu’à l’occasion d’une consultation prébudgétaire de la Ville de Montréal au mois d’août, 73 % des Montréalais·e·s consulté·e·s étaient en faveur du définancement.
De manière pratique, des groupes comme la Coalition pour le définancement de la police à Montréal ont revendiqué plusieurs mesures clés, comme réduire d’au moins 50 % les dépenses des services de police ; décriminaliser les drogues, le travail du sexe, et le statut de VIH ; désarmer et démilitariser la police ; mettre fin à la collaboration entre la police et les services frontaliers ; et investir dans un ensemble de programmes, nouveaux et existants, comme des modèles de justice autochtone, des modèles de justice transformatrice et des programmes et services qui permettent aux communautés de prospérer.
Changer radicalement de perspective
Il est crucial non seulement de définancer, mais aussi de réinvestir. L’objectif n’est pas simplement de rétrécir et éventuellement d’éliminer la police, mais aussi de soutenir des initiatives et des programmes qui préviennent et réduisent réellement les méfaits et qui désamorcent les conflits avant qu’ils ne deviennent violents ; et de travailler avec ceux qui ont causé du tort afin qu’ils œuvrent à la réconciliation et qu’ils guérissent des traumas qui sous-tendent souvent les actions nocives. Comme l’explique Jessica Quijano, membre de la Coalition pour le définancement de la police à Montréal, « lorsque les gens ont besoin d’aide, il n’y a souvent personne d’autre à appeler que la police – et beaucoup de gens n’appelleront pas la police parce qu’ils savent que quelqu’un sera blessé ou puni. Définancer la police signifie, avant tout, créer d’autres types d’assistance, de soutien ».
Au-delà des programmes particuliers, le définancement de la police implique surtout un changement radical de perspective. Il implique de passer d’une perspective qui comprend la police comme un service public nécessaire vers une perspective qui explore ce dont ont réellement besoin les communautés pour pouvoir bien se porter. Comme le suggère la chercheuse et militante Nathalie Batraville, nous pouvons tous imaginer un monde sans police si nous pouvons libérer, pour quelques minutes, nos esprits de l’emprise de l’idéologie policière. Batraville nous invite à explorer une série de questions : « Si vous souhaitiez veiller à ce que quelqu’un ne reproduise plus jamais un comportement nocif, qu’est-ce qui devrait se produire pour y arriver ? Dans quel type de voisinage aimeriez-vous que vos petits-enfants puissent grandir ? À quels services auraient-ils accès ? Est-ce que nos jeunes ont accès à ces services aujourd’hui ? »
Ce qui donne espoir dans cette période tumultueuse, c’est que maintenant, des masses sans précédent de personnes posent des questions de ce type. Elles appréhendent alors, petit à petit, des éléments d’un monde où la sécurité et le bien-être des gens sont considérés comme si importants que l’existence de la police n’est plus tolérée.