Regards féministes
La série des #MoiAussi
Tous les 6 décembre, depuis quelques années, depuis l’avènement des réseaux sociaux, je mets sur ma page Facebook un statut qui demande : « Où étiez-vous le 6 décembre 1989 ? » Chaque fois, des dizaines d’internautes répondent à la question, décrivant avec précision le lieu où elles et ils se trouvaient, avec qui, quelle a été leur réaction, et puis après, ce que ça a changé…
Le 6 décembre, en fin de journée, je suis rentrée, en pleine tempête de neige, dans l’appartement une pièce que je partageais avec mon ami. La télé était allumée. J’ai regardé les événements se dérouler sur l’écran, écroulée sur le divan. Je n’arrivais pas à y croire. Le lendemain, sur le campus de l’université, j’ai retrouvé mon amie Laurence, qui faisait l’école d’ingénierie. Elle était une des rares filles de sa cohorte. Elle tremblait de colère et de peur.
Laurence a fini par se spécialiser en génie électrique. Elle est devenue codeuse au sein d’une des premières compagnies québécoises d’effets visuels – un milieu de travail majoritairement masculin, taillé pour des hommes célibataires sans enfant et sans contraintes de temps. Laurence n’était pas dans la salle de classe de Polytechnique quand Marc Lépine a tiré. Et ce qu’il a fait ce soir-là ne l’a pas empêchée de continuer, malgré la peur. Elle n’est pas devenue moins féministe, malgré le fait que ce sont les féministes que Lépine visait. Elle est restée féministe, elle s’est battue pour obtenir son diplôme, puis le poste qu’elle convoitait. Mais au bout du compte, elle a fini par quitter un milieu qui, du moins à l’époque, n’était pas fait pour celles qui voulaient concilier travail et care.
Laurence et moi sommes amies depuis l’âge de 14 ans et nous avons toujours été féministes. Nous étions des esprits libres, pour qui les droits des femmes, notre égalité, allaient de soi, tout comme notre liberté de choisir : qui aimer, avec qui coucher, quel travail faire et aussi quel genre de famille créer. Bien sûr, le fossé s’est avéré grand entre nos fantasmes et la réalité. Mais une part des adolescentes que nous étions est restée vivante à l’intérieur des femmes que nous sommes devenues. Maintenant que Laurence habite en France et moi au Québec, nous nous voyons tout au plus une fois par année. Pourtant, c’est chaque fois comme si le temps n’avait pas passé. Nous nous parlons de la même façon, que ce soit devant une bouteille de vin ou en marchant dans un parc. Nous nous faisons le même genre de confidences. Nous sommes restées, quelque part à l’intérieur de nous, les filles d’avant, passionnément amies l’une avec l’autre.
Quand je pense au 6 décembre 1989, je pense aussi aux amitiés qui ont été tuées. Lépine a assassiné des femmes. Il a cherché à assassiner le féminisme, réussissant en partie dans la mesure où son crime a marqué le début d’un backlash contre le féminisme et les féministes. En isolant les femmes, il a aussi tourné son arme sur la solidarité des femmes entre elles, sur leur amitié. Il a fait de ces femmes une série, sans identité autre que celle qui consiste à être définies comme femmes.
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Si je repense, au moment où j’écris cette chronique, au 6 décembre 1989, c’est non seulement parce que la date anniversaire approche, mais parce qu’il y a un lien à tisser entre cet événement et la série des #MoiAussi du mois d’octobre qui vient de se terminer. Les statuts identifiés à l’aide du mot-clic sous-entendent des questions qui font résonner celle que j’ai posée au début de ce texte : Où étais-tu le 6 décembre 1989 ? Des questions comme : As-tu déjà subi une agression sexuelle ? As-tu déjà été harcelée sexuellement ? As-tu déjà été victime de discrimination, de sexisme, de misogynie… ? À quel moment est-ce que ça t’est arrivé ? Est-ce que tu t’en souviens ? Peux-tu décrire ce qui s’est passé ? Peux-tu raconter ? Autant de questions qui n’ont pas été posées, qui sont demeurées implicites, mais qui ont guidé l’écriture des #MoiAussi. Des questions inédites auxquelles les femmes ont répondu de diverses façons, dans des statuts plus ou moins longs, par le biais de phrases qui tanguaient entre le détail et l’abstraction, la discrétion et l’exposition.
Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise façons de témoigner, tout comme il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes et survivantes de la domination masculine. Ce qu’il y a, c’est un discours commun issu d’une expérience commune. Comme si, tout au long de nos vies, nous avions été séparées des hommes, mises dans une classe à part, mais aussi séparées les unes des autres par la violence et sa loi du silence.
Si l’automne 2014 avait entendu la montée du chœur d’#AgressionNonDénoncée en 140 caractères, #MoiAussi a fait déborder la phrase. Les témoignages se sont non seulement démultipliés, mais ils ont occupé plus d’espace. Ils se sont allongés. On les a étoffés. On a détaillé les scènes, précisé les gestes et les paroles qui blessent, qui abîment, qui tuent. #Moi Aussi, c’est l’énoncé qui dit qu’on était séparées, mais ensemble, liées par le dénominateur commun de cette expérience. On écrit et on lit #MoiAussi. Et dans la multiplicité des voix et des récits, la manière dont ils sont à la fois tous pareils et tous différents, il y a la preuve de notre mise en série.
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Nous sommes à l’image des gens décrits par Jean-Paul Sartre, qui attendent l’autobus le matin et qui forment un collectif dans la mesure où ils sont liés par l’action et les règles qui constituent l’attente de l’autobus. Ces individus sont ensemble grâce à une activité et par l’entremise d’un objet : l’autobus. Leurs actions et leurs objectifs peuvent différer, ils peuvent n’avoir rien en commun et ne pas s’identifier les uns aux autres, mais ils forment néanmoins, dans leur passivité, une série. Leurs liens s’affirmeraient, suggère Sartre, si le bus était en retard par exemple, ou si le comportement du conducteur ne respectait pas les règles. Alors, peut-être que ces individus formeraient un groupe, cessant d’agir isolément pour agir collectivement. Mais ce qu’il faut retenir de la série, c’est que chacun est l’autre de l’autre, et autre par rapport à soi. Il n’est pas question, ici, d’identité ; les personnes sont interchangeables. Elles ne sont liées qu’au sein d’une réalité pratico-inerte.
La sociologue féministe Iris Marion Young a emprunté à Sartre la notion de série pour penser la coalition féministe, pour voir comment les femmes peuvent s’organiser en tant que féministes sans s’exclure les unes les autres, en ne se définissant ni par le biais d’une identité commune ni par l’entremise d’un groupe d’attributs, mais du fait qu’elles partagent des contraintes et des relations aux objets.
Ce que #MoiAussi nous montre, c’est que si les femmes forment une série, c’est entre autres à cause des violences sexuelles qu’elles subissent. C’est la violence sexuelle qui fait de nous des femmes, comme si ce rapport-là à la sexualité représentait une forme de contrainte. Comme si on devenait femme par l’entremise de cette relation aux hommes, forcée par certains hommes et par une culture ambiante qui font du sexe masculin (celui qu’on met sur la table ou qu’on force contre ou dans le corps) un objet. Cette sérialisation est une manière de nous remettre sans cesse à notre place. La violence sexuelle est une arme d’identification massive. C’est un des événements qui vient tatouer l’identité femme sur la peau en brandissant le sexe masculin comme un drapeau. C’est un des événements avalisés par notre société pour sérialiser les filles, les séparer les unes des autres par le biais de leur déshumanisation, et les séparer des garçons.
Mais au final, à travers toute cette douleur, ce qui reste, c’est le lien. Les femmes, en s’écrivant et en se lisant, sont sérialisées autrement. #MoiAussi est l’espace du témoignage, l’expression de ce que nous avons toutes vécu, ensemble tout en étant séparées. Mais c’est aussi le lieu d’un séparées mais ensemble, d’un ensemble par-delà la séparation, et en ce sens, c’est une promesse d’amitié…