À la recherche du téléphone éthique

No 072 - déc. 2017 / janv. 2018

Cutlture numérique

À la recherche du téléphone éthique

Yannick Delbecque

Pour les militant·e·s de gauche, choisir un téléphone intelligent peut s’avérer une tâche complexe. Une variété de critères éthiques existe, mais il est difficile, voire impossible, de trouver un appareil pouvant les satisfaire tous. Est-il possible de changer les pratiques des grands fabricants et autres emblèmes de l’ère techno-capitaliste ?

Les conditions de travail des employé·e·s des constructeurs de téléphones sont souvent déplorables. Par exemple, les célèbres iPhone sont produits par la Hon Hai Precision Industry Company, mieux connue sous le nom de sa marque principale Foxconn. Ce constructeur exploite à ce point ses employé·e·s qu’elles et ils sont régulièrement poussé·e·s au suicide. À la suite de plusieurs centaines de cas à la fin de la décennie 2000, la firme a même fait installer des filets anti-suicides aux fenêtres de ses usines-dortoirs. De plus, les employé·e·s sont exposé·e·s à plusieurs substances toxiques lors de leur travail, n’ont pas le droit de former de syndicats, de discuter avec des journalistes, etc. La semaine de travail dans les usines Foxconn qui produisent les produits Apple est de 60 heures. Le groupe industriel a plus de 1300000 employé·e·s à travers le monde, dont plus de 500000 à Shenzhen seulement. La compagnie fournit plusieurs autres concepteurs de matériel informatique et de téléphonie, comme Dell.

Le principal concurrent d’Apple, Samsung, n’est guère plus recommandable sur le plan des conditions de travail : il a été récemment dévoilé que la compagnie cachait à ses travailleuses et travailleurs la liste des substances dangereuses auxquelles elles et ils étaient exposé·e·s. Après plusieurs cas de cancers et de décès, Samsung tente même d’acheter le silence de ses ancien·ne·s employé·e·s.

Provenance des matières premières

De multiples métaux rares sont utilisés pour fabriquer un téléphone intelligent. Ces métaux proviennent souvent de mines servant à financer les belligérants dans des zones de conflit, utilisant le travail d’enfants ou ayant des conditions de travail dangereuses ou déplorables. Il existe des certifications équitables ou « sans conflit » pour certains de ces métaux rares, comme celle de la Responsible Minerals Initiative, à laquelle adhèrent quelques centaines de compagnies, notamment Apple et Samsung. Cependant, une telle certification ne garantit pas que des métaux de sources douteuses n’ont pas été mélangés aux métaux équitables.

Enjeux écologiques

Un téléphone portable a un coût environnemental élevé. Comme il contient plusieurs substances toxiques, sa mise au rebut s’ajoute aux millions de tonnes de déchets électroniques produits annuellement. Ce problème est exacerbé par l’obsolescence programmée notamment préconisée par Apple. Selon une étude d’une étudiante en économie de Harvard, à chaque sortie de nouveau modèle, les propriétaires d’iPhone se questionnent massivement au sujet de la soudaine lenteur de leur appareil, alors que ce n’est pas le cas pour ceux détenant des téléphones Samsung. On ne sait pas hors de tout doute s’il est vrai qu’Apple sabote délibérément ses produits pour inciter ses client·e·s à acheter les nouveaux modèles, mais cette étude indique qu’il y a corrélation entre les deux phénomènes.

Respect de la vie privée

Depuis qu’Edward Snowden nous a révélé l’ampleur des moyens de surveillance électronique de l’agence nationale de la sécurité des États-Unis (la NSA) et des agences équivalentes d’autres pays, on connaît le rôle que jouent les téléphones cellulaires dans cette surveillance de masse. En plus de cette surveillance étatique, nous sommes aussi soumis·e·s à une vigile constante à des fins commerciales. On peut donc légitimement chercher à se procurer un appareil qui ne nous espionne pas pour protéger des sources lors d’enquêtes, pour éviter le profilage politique des activités militantes ou simplement pour se soustraire à l’incessant ciblage commercial. Cela s’avère cependant très difficile : le simple fait d’avoir un téléphone branché au réseau cellulaire permet d’être identifié et localisé. De plus, un croisement des informations cumulées permet assez facilement de savoir avec qui une personne passe du temps, alors que plusieurs applications sont programmées pour informer leurs créateurs de votre activité. La solution des hacktivistes consiste, à cet égard, à débrancher la batterie de leur téléphone pour limiter ce genre de fuite d’information – si l’appareil le permet.

Liberté logicielle

Comme la plupart des ordinateurs, les téléphones sont vendus « prêts à l’utilisation » avec un système d’exploitation et quelques logiciels préinstallés. Cependant, cette pratique commerciale empêche les propriétaires de choisir les systèmes et les logiciels qu’elles ou ils désirent utiliser. Les dépôts centralisés de logiciels comme l’App Store d’Apple ou le Play Store de Google donnent à ces compagnies un pouvoir de censure important. Par exemple, Apple a décidé de retirer de la liste des logiciels installables une application pour aider celles et ceux voulant participer au mouvement de boycottage des produits israéliens de la campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Après des années de résistance contre la censure chinoise, Google a fait volte-face en créant une version de son Play Store qui respecte les demandes de censure du gouvernement chinois. On doit cependant souligner que le système Android, créé par Google, permet l’utilisation de bibliothèques de logiciels alternatifs, comme celle de F-Droid, spécialisée pour l’installation de logiciels libres et celle du Guardian Project, proposant des outils de sécurité informatique pour le travail des journalistes. Apple, de son côté, ne permet pas de remplacer son App Store. Ces exemples illustrent bien la thèse du juriste Eben Moglen : « Il n’y a pas de liberté d’expression possible sans logiciels libres. »

Les bibliothèques de logiciels d’Apple et de Google ont d’ailleurs beaucoup nui à la diffusion des logiciels libres. En effet, les applications y sont classifiées comme « gratuites » ou « payantes », entraînant un retour à l’époque des gratuiciels (Freeware) ou des partagiciels (Shareware) gratuits mais non libres. Dans le monde des logiciels pour ordinateurs, ces catégories avaient pratiquement disparu au profit de l’idée du logiciel libre pouvant être utilisé, partagé, modifié et repartagé. Ce qu’on appelle une « application gratuite » (même si pleine de pubs !) a plutôt nui à la croissance de la proportion des applications libres sur les téléphones.

Des alternatives ?

Le Fairphone est un téléphone intelligent conçu aux Pays-Bas et construit par des fabricants choisis pour la qualité des conditions de travail, y compris lors de l’extraction des matières premières nécessaires. De plus, ses composantes sont remplaçables, ce qui réduit le problème de l’obsolescence programmée utilisée par d’autres fabricants pour forcer leurs clients à acheter les nouvelles versions de leurs téléphones. Bien que le Fairphone utilise le système d’exploitation Android, il permet l’installation d’une version totalement libre de ce système, sans les composantes associées à Google.

Enfin, le dernier né des téléphones « éthiques », le Librem 5, est le premier téléphone produit par Purism, une compagnie qui fabrique des ordinateurs portables sécurisés, assurant un haut niveau de respect de la vie privée. Le téléphone utilise un système d’exploitation qui est une adaptation du système Debian. Les applications proposées sont libres, ce qui permet à tous et toutes d’en examiner le fonctionnement.

En guise de conclusion, remarquons qu’il existe un parallèle entre la situation actuelle des téléphones intelligents et celle de l’industrie textile dans les années 1990. Le mouvement d’indignation et de boycottages dénonçant les conditions de travail dans cette industrie avait à l’époque mené à la création de différentes étiquettes « éthiques ». Cependant, l’effet du « acheter c’est voter » est maintenant limité par les tactiques des fabricants visant à entraver l’efficacité des inspections. De plus, la complexité actuelle des réseaux de fabrication et de distribution rend encore plus difficile l’identification de la provenance des produits. On assiste donc peut-être présentement à la naissance d’un mouvement « éthique », « équitable » ou « libre » dans l’industrie du téléphone intelligent, mais il faudra probablement bien plus, notamment de la part des organisations syndicales, pour établir durablement des pratiques éthiques dans le monde du techno-capitalisme.

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