Dossier : Maternité et médecine. Silence, on accouche !
Racisme systémique et périnatalité ?
Poser le racisme comme un axe de pouvoir systémique, c’est rendre compte de son omniprésence dans la quotidienneté des personnes racisées. Pour mieux comprendre comment s’articulent les discriminations raciales pendant la grossesse et l’accouchement, À bâbord ! s’est entretenu avec Hirut Melaku, accompagnante à la naissance et à l’allaitement ainsi que militante pour la justice reproductive.
À bâbord ! : Parle-nous de ta pratique en tant que doula, c’est-à-dire accompagnante à la naissance.
Hirut Melaku : Je pratique officiellement depuis 2012. Je crois que j’ai décidé d’être doula quand j’ai su que j’étais enceinte de mon premier enfant. Je me questionnais sur la justice reproductive, les droits des enfants, sur ce que cela signifiait de donner naissance à un enfant noir à Montréal. Ces questionnements viennent aussi de mon histoire familiale, car j’ai pu observer ma mère et ma communauté s’organiser autour des naissances. Je viens d’une famille qui compte plusieurs générations de sages-femmes, ce qui représente toute une éducation ! J’ai aussi été inspirée par ma formation universitaire en sciences politiques. Ma pratique comme doula est donc à la fois ancrée dans mon histoire personnelle et mon parcours politique. En 2005, j’ai eu la chance de participer à un colloque américain de sages-femmes noires, ce qui m’a permis d’approfondir plusieurs des questionnements que je portais. Pour moi, il est très important d’être présente auprès de ma communauté, qui est marginalisée, et qui ne reçoit pas le soutien nécessaire.
ÀB ! : Selon ton expérience, comment le racisme systémique s’incarne pour les femmes noires pendant la grossesse et l’accouchement ?
H. M. : C’est une question très complexe qui englobe plusieurs aspects. Puisque les populations noires sont déjà déshumanisées, autant dans les représentations que dans les pratiques, le consentement des femmes issues de ces populations lors de l’accouchement est encore moins sollicité que dans le cas des femmes blanches. Plusieurs études aux États-Unis ont démontré que les femmes noires subissent plus d’interventions médicales lors de la grossesse et de l’accouchement. De plus, une recherche américaine réalisée conjointement par quatre organismes rapporte que les femmes noires sont de deux à trois fois plus enclines à donner naissance prématurément, et ce, quel que soit le statut socioéconomique, le niveau d’éducation ou la consommation d’alcool ou de tabac pendant la grossesse. Les auteur·e·s de cette recherche concluent que le stress chronique associé à l’expérience quotidienne du racisme a un effet sur le niveau d’hormones pouvant conduire à une naissance prématurée.
ÀB ! : Est-ce que la situation est semblable au Québec ?
H. M. : Au Québec, ces données ne sont pas disponibles, car les formulaires d’admission à l’hôpital n’incluent pas de questions sur l’appartenance ethnique de la personne. Cette absence de données devient alors une façon de nier les discriminations systémiques que subissent les personnes racisées dans le système de santé. Cette recherche dont je parlais indique aussi que la qualité des soins dans les maternités diffère selon le groupe ethnique de la femme, et cela a aussi un impact sur le stress vécu pendant la grossesse. Nous pouvons faire l’hypothèse qu’il en est de même au Québec. Dans ma pratique comme accompagnante à l’accouchement, j’ai entendu des commentaires qui ramènent à une certaine conception de qui sont les femmes noires. On va en parler comme un groupe homogène, ce qui est une manifestation de racisme. Par exemple, on va dire que les femmes noires sont plus bruyantes lorsqu’elles donnent naissance. Or, l’expérience de l’accouchement est unique à chaque femme et uniformiser les réalités vient nier cette spécificité. D’ailleurs, une plus grande proportion de femmes noires accouche à l’hôpital comparativement aux femmes blanches. Ces dernières se font offrir plus d’options : la maison de naissance, le domicile ou l’hôpital. Ces espaces ne sont d’ailleurs pas inclusifs pour les femmes noires, car ils sont à très forte majorité blancs, autant parmi les professionnelles de la santé que parmi les usagères.
ÀB ! : Est-ce là le privilège des femmes blanches que de se voir offrir plus d’options et d’avoir accès à des lieux où elles sont majoritaires ?
H. M. : Oui, entre autres, mais pas uniquement. De façon générale, la notion de consentement rend bien compte de ce privilège. Loin de moi l’idée de nier que les femmes blanches vivent des situations où leur consentement est évacué des actes médicaux, mais cela est encore davantage le cas pour les femmes noires. Cette prise de contrôle du corps des femmes noires prend racine dans l’esclavage, une période historique où les Noir·e·s n’étaient pas vu·e·s comme des êtres humains, mais comme des propriétés, au Québec comme ailleurs. Cet imaginaire continue de forger nos relations sociales. D’ailleurs, l’histoire de la gynécologie et la constitution du champ médical de l’obstétrique se sont développées à travers des expériences sur des femmes noires non consentantes. Les techniques médicales utilisées aujourd’hui ont été pratiquées dans un premier temps sur ces femmes, sans médication ou anesthésie. Les femmes noires ont été dépossédées de leur corps et ce contrôle continue de s’exercer aujourd’hui, dans toutes les sphères de la société, et donc dans l’expérience de la grossesse et de l’accouchement.
Cela se passe aussi dans les représentations des familles et des enfants. Dans l’iconographie utilisée dans les médias ou dans les brochures qu’on peut trouver dans les différentes institutions des services sociaux et de santé, les femmes épanouies dans des grossesses saines sont des Blanches. Les femmes noires enceintes sont montrées dans des conditions souvent primitives ou en situation de grande précarité. Ce double standard dans les représentations vient en retour teinter la façon dont les personnes seront reçues et traitées dans les lieux de maternité.
Cela a aussi à voir avec la formation que les professionnelles de la santé reçoivent : on n’y traite jamais du racisme et de comment il conditionne nos relations. De plus, on ne retrouve pas une grande diversité culturelle et ethnique chez les sages-femmes et le personnel soignant des hôpitaux. Tous ces facteurs participent à une discrimination raciste systémique pour les Noires.
ÀB ! : Comment pourrait-on travailler à déconstruire le racisme systémique pendant la grossesse et l’accouchement ?
H. M. : Plusieurs stratégies peuvent être utilisées. En premier lieu, il doit y avoir une prise de conscience collective sur la façon dont le racisme systémique affecte nos relations et le quotidien des personnes racisées et donc, dans notre cas, la grossesse et l’accouchement. Il faut se poser cette question directement. Cela conduirait, entre autres, à revisiter les programmes de formation périnatale pour le personnel soignant et les sages-femmes pour répondre aux questions suivantes : qui sont les auteur·e·s mobilisé·e·s dans les cours ? Y a-t-il des cours qui présentent une analyse critique du racisme ou une histoire de l’esclavage et du colonialisme, et la façon dont ces périodes continuent à affecter les personnes racisées ? Lorsque les mouvements féministes sont abordés, quelles femmes sont représentées ? Dans les établissements de santé, poser directement la question du racisme dans les relations humaines conduirait à discuter des politiques antiracistes qui encadrent ces lieux – en commençant par se demander s’il existe de telles politiques. Et si oui, quels sont les moyens mis en place pour les faire respecter ? Je remarque que, souvent, les enjeux entourant le racisme (inclusion, diversité, discrimination, liens entre les périodes historiques du colonialisme, de l’esclavage et le présent) ne sont tout simplement pas soulevés. Comment créer des environnements inclusifs alors si on ne tient pas compte de ces réalités ? Si les discriminations raciales ne sont pas reconnues, il n’y aura pas de politiques pour favoriser l’inclusion de personnes racisées comme enseignant·e, étudiant·e ou professionnel·le.
Par ailleurs, il s’agit de s’organiser et de se mobiliser en tant que Noires ayant vécu de la violence de genre, qu’elle soit conjugale, familiale ou institutionnelle. Je suis l’une des fondatrices du Third Eye Collective, qui dénonce les violences sexuelles vécues par des femmes noires et qui cherche à développer la pratique de la justice transformatrice. Je suis aussi l’une des personnes derrière l’initiative de la création d’un réseau de travailleuses périnatales noires (doulas, sages-femmes, consultantes en lactation, etc.). C’est en se mobilisant ensemble que nous pourrons lutter contre ces discriminations.