Dossier : Migrations mouvementées
La santé : un droit pour tous !
Pour répondre à l’absence d’accès aux soins de santé pour une population grandissante de migrant·e·s à statut précaire, Médecins du monde a lancé, en septembre 2011, une clinique anonyme qui leur offre des soins de base. S’opposant aux justifications administratives données pour exclure ces migrant·e·s, l’organisation et les quelque 300 bénévoles qui permettent le fonctionnement de cette clinique plaident pour le droit à la santé de tous et toutes, peu importe leur statut. Nous avons rencontré Véronique Houle, directrice des opérations nationales, et Karine Fonda et Sarah Simmons, respectivement intervenante sociale et infirmière pour le Projet migrants. Propos recueillis par Amélie Nguyen.
À bâbord ! : Parlez-nous de la clinique. Comment fonctionne-t-elle ?
Véronique : Depuis 1999, Médecins du monde agit localement auprès des personnes qui n’ont pas accès aux soins, comme les travailleuses du sexe, les personnes itinérantes, les jeunes de la rue, les Autochtones. Une clinique mobile nous a permis de rejoindre les gens là où ils étaient. Grâce à ce projet, nous avons vu que plusieurs migrant·e·s n’avaient pas accès aux soins, pour des raisons économiques et administratives, ce qui a été confirmé lors d’un sondage auprès d’une cinquantaine d’organismes partenaires. Personne ne comblait alors ce vide. Le Projet migrants a donc été lancé en 2011.
Karine : On traite à la clinique les migrant·e·s précaires, c’est-à-dire les sans statut ; les personnes ayant un visa de visiteur, mais qui ne sont pas des touristes – notamment en cas de demande de parrainage, depuis le gel de la couverture pour ce groupe ; les migrant·e·s qui attendent la fin du délai de carence de trois mois avant leur accès aux soins ; les étudiant·e·s qui n’ont pas d’assurance privée ou qui ont interrompu leurs études. L’une des situations les plus préoccupantes demeure celle des enfants nés au Canada de migrant·e·s qui n’ont toujours pas régularisé leur statut. Pour ces derniers, l’absence d’accès aux soins est d’une durée indéterminée, car cela dépend du statut de leurs parents.
Véronique : Ce n’est pas ce qu’on appelle des « bébés-passeport », qui viennent pour obtenir la citoyenneté, car ces derniers quittent le pays en général par la suite. Lorsque ces enfants ont 8 mois, 2 ans, 5 ans, cela veut dire que leurs parents souhaitent bâtir leur vie ici, et il faut trouver un moyen de leur donner accès aux soins. En fait, selon une étude de Cécile Rousseau, le taux de « bébés-passeport » est incroyablement bas.
Sarah : Les migrant·e·s doivent nous appeler grâce au numéro disponible en ligne. Une infirmière remplira une feuille de triage avec eux. Les feuilles de triage sont lues par une infirmière et les patient·e·s sont rappelé·e·s pour obtenir plus d’informations, puis pour se présenter à la clinique, dont l’adresse n’est pas connue publiquement. Le seul fait de devoir les contacter deux ou trois fois par téléphone est un défi. Sur place, des infirmières participent à l’accueil et au dépistage ; un ou deux médecins, des travailleurs·euses sociaux et des stagiaires en psychologie sont aussi présent·e·s.
Le patient rencontrera d’abord une travailleuse sociale pour clarifier son statut et sa possibilité d’accéder à une couverture médicale. La clinique offre des soins de base, mais n’a pas les ressources nécessaires pour répondre aux urgences. Les problèmes de santé chroniques présentent aussi des défis, puisqu’il est difficile d’offrir un suivi régulier aux patient·e·s. Il demeure coûteux d’avoir accès à des médicaments et à des tests de laboratoire.
Véronique : Le lien de confiance est à bâtir avec cette population d’exclu·e·s. Un homme s’est présenté dernièrement avec tous ses biens de valeur à la clinique par peur d’être déporté.
Karine : Grâce aux travailleuses sociales, la clinique fournit aussi une assistance pour que ceux et celles qui devraient administrativement avoir accès aux soins, mais qui ne l’ont pas en raison bien souvent d’un manque d’information du personnel traitant ou administratif, y aient accès.
ÀB ! : Croyez-vous que cela est avant tout un enjeu administratif ou politique ?
Véronique : Les deux. Le gouvernement ne reconnaît pas l’enjeu des migrant·e·s sans statut, c’est comme si c’était inexistant. Ça crée des sous-classes de citoyens. En France, les migrant·e·s ont un accès automatique aux soins. À Toronto, la Ville a décidé de prendre en charge les soins et a implanté une pratique du « don’t ask, don’t tell » au nom du droit à la santé de tous.
Comment se fait-il que le Canada ait donné des milliards pour la santé maternelle et infantile à l’étranger, mais qu’il ne fasse rien pour les migrant·e·s ici ? Il faut aussi prendre en compte le coût de ne pas soigner ces personnes sur le plan de la santé publique, par exemple dans le cas de la tuberculose ou des ITSS [infections transmises sexuellement et par le sang, NDLR].
ÀB ! : Comment ces patients sont-ils reçus dans le système de santé régulier ?
Véronique : Il y a beaucoup de démagogie, de discrimination. Les gens parlent de « faux migrants » et de migrant·e·s qui « mérite ou ne mérite pas » d’être ici. Par exemple, plusieurs femmes au statut précaire se présentent à l’hôpital pour un accouchement sans papiers ou informations de santé, ce qui frustre les équipes soignantes qui doivent mettre en place toute une gamme de mesures préventives coûteuses et complexes (ex : ITSS, rhésus négatif…).
Sarah : Dans ces cas, l’accueil est souvent affreux pour ces femmes sans documents, informations ou carte d’assurance-maladie. Certaines se font même dire par le personnel, alors qu’elles sont à l’hôpital, en position pour accoucher : « Alors, on dirait que je vais travailler gratuitement aujourd’hui » ou qu’elles « abusent de leur gentillesse ». Certains médecins vont jusqu’à menacer d’appeler le ministère de l’Immigration si elles ne paient pas les soins avant de procéder ou le jour-même,, ce qui est illégal.
Véronique : Les médecins peuvent facturer ce qu’ils veulent. Pour un accouchement sans complication, ce sont 500 $ qui sont remboursés par la RAMQ. Ce sont pourtant 3 000 $ qui doivent être défrayés par les femmes sans couverture médicale. Avec l’ensemble des soins et l’utilisation des infrastructures, ce sont environ 10 000 $ qu’elles auront à débourser dans beaucoup de cas, alors que leur condition économique est fragile.
Karine : On justifie cette pratique en parlant de « frais pour les résidents et pour les non-résidents ». Les hôpitaux demandent parfois même des dépôts à l’avance. Certains permettent une entente de paiement, mais pas tous. Les femmes attendent parfois en face de l’hôpital en plein travail pour éviter de payer un jour de soins supplémentaire. Pour 30 minutes de plus avant minuit, on leur demanderait 2 400 $ supplémentaires !
ÀB ! : Quels sont les principaux besoins des migrant·e·s et quelles sont vos revendications ?
Véronique : Nous défendons avant tout le droit à la santé. Depuis novembre, cinq groupes de plaidoyer ont été approuvés par le conseil d’administration. Ils défendent le droit à une grossesse digne ; l’accès aux soins pour les enfants de migrants nés en sol canadien ; la reconnaissance du droit à la confidentialité pour tous ; et la prise en charge des infections qui menacent la santé publique. Les 300 bénévoles et l’équipe travaillent ensemble à une transformation sociale. Médecins du monde agit là où les autres ne vont pas. Par exemple, les projets locaux visaient initialement les travailleuses du sexe, les Autochtones, les personnes itinérantes. Ensuite, le gouvernement a mis en place des cliniques de proximité qui répondaient mieux à leurs besoins. Depuis trois ans, notre travail est majoritairement auprès des Autochtones en milieu urbain qui ont de la difficulté à accéder aux soins pour des raisons beaucoup plus structurelles et historiques. L’idée est de travailler pour ne plus avoir besoin d’être là. C’est au gouvernement à prendre en charge l’ensemble de la population. Ce n’est pas aux personnes marginalisées de s’adapter à l’État. La santé est un droit humain.