La tyrannie de la valeur
Peur et pensée politique
La crise du capitalisme n’est plus épisodique et conjoncturelle. À la suite de l’effondrement des mécanismes de l’endettement, qui avaient eux-mêmes remplacé la social-démocratie pour en contenir l’effet désintégrateur, la crise est devenue « structurelle ». Cette fois, c’est plus grave : l’anticapitalisme est aussi entré en crise. Ce que l’action politique de gauche et sa théorie nomment liberté ne serait plus que la condition d’une plus cruelle pénétration des marchés. Toute issue semble ouvrir sur l’accélération des moteurs. À moins que… de nouvelles valeurs soient proclamées, qui aboliraient le capitalisme une bonne fois pour toutes !
Ce présupposé que partagent les contributions réunies par Éric Martin et Maxime Ouellet dans l’ouvrage collectif La tyrannie de la valeur (Écosociété, 2014) veut que « les discours critiques les plus répandus à gauche » soient devenus les meilleurs alliés de la domination capitaliste. Leurs flèches visent d’abord le plus retentissant d’entre eux, celui du mouvement Occupy. Ainsi que le révèle la formule fortement médiatisée « Nous sommes les 99 % », cette critique ne semble dénoncer que la mauvaise allocation des ressources et des bénéfices d’une économie globalisée, tout en laissant indemnes les catégories sur lesquelles repose l’exploitation. Fidèle au « marxisme traditionnel », elle tiendrait le travail pour une activité naturelle et anhistorique, et la valeur pour son éternel résultat.
Ainsi, ces indigné·e·s poursuivraient sans le savoir ce vieux rêve bourgeois de voir l’augmentation de la productivité diminuer le fardeau du travail et augmenter la masse de richesse à se partager. Pour Martin et Ouellet, vaine est la dénonciation du rapport de force défavorable à la masse ruinée par de grands financiers sans vergogne (le « 1 % »), car elle ferait siennes des conceptions qui sont surgies d’une organisation aliénée des rapports sociaux. N’améliorant pas le tableau, la théorie politique qui sévit à travers des succès de librairie tels que la série Empire, Multitude et Commonwealth de Michael Hardt et Antonio Negri renfermerait une forme plus insidieuse de la crise de l’anticapitalisme. Cette approche fonde la résistance dans le dynamisme d’une « multitude » organisée en réseaux, dont la liberté se saisirait comme subjectivité productive de communication, d’information et de flux affectifs. Sa faute impardonnable serait de nier l’existence d’une totalité sociale par laquelle et en vue de laquelle celle-ci communiquerait, travaillerait, existerait.
Si le marxisme traditionnel insistait sur l’opposition entre les volontés contradictoires de classes sociales opposées, cette solution de rechange ne vaut guère mieux : elle tient pour émancipatrice la forme de conscience même que la domination capitaliste s’est constituée pour les besoins de sa cause. À preuve, elle refuse la sanction d’un ordre souverain et se déclare foncièrement rebelle à tout enracinement identitaire et territorial. Voilà bien ce que craignent Martin et Ouellet : que les « liens faibles sur lesquels s’appuient ces réseaux rendent difficile, voire impossible, l’institutionnalisation politique de nouvelles valeurs, ou de formes politico-institutionnelles durables [1] ». Or, que les aspirations qui se donnent à entendre dans la théorie et l’action politique anticapitaliste n’impliquent aucune espèce de structure hiérarchique ne suffit pas à les disqualifier comme inaptes à destituer les pratiques dévastatrices autour desquelles la société capitaliste s’est organisée. Du moins, l’ouvrage ne parvient pas tout à fait à nous en convaincre.
Le travail : un fétiche
Le retour au Marx sociologue et philosophe, qui fonderait une critique adéquate de ces pratiques, serait le fait de Robert Kurz et Anselm Jappe, théoriciens du courant allemand de la critique de la valeur (Wertkritik), et de l’historien canadien Moishe Postone. Une lecture attentive des désormais célèbres manuscrits des Grundrisse permet à ces auteurs de démystifier le rapport social qui se cache derrière les réalités économiques telles que le travail, la valeur, la marchandise. Marx y explique en effet que ce n’est que le travail organisé en vue de dégager un profit qui engendre la valeur. C’est pourquoi la poursuite capitaliste de la valeur exige la prestation d’un travail supplémentaire, et enferme la vie ouvrière dans un cercle infernal. L’idée de « travail libre », qui fonde en droit cette domination directe et glaciale, peut se présenter comme un affranchissement par rapport aux liens traditionnels de dépendance et à leurs divers accoutrements, elle ne demeure pas moins basée sur le dépouillement des individus par rapport à leurs conditions de subsistance.
Il ne peut suffire à la critique de s’opposer à la dérèglementation des marchés comme dérive idéologique et de réclamer un retour au compromis keynésien (du travail pour tous et toutes et une meilleure redistribution), car le travail est la forme de la domination sous le capitalisme. En tant que catégorie fétichisée, il structure véritablement les pratiques et les formes de conscience. Un marxisme conséquent ne propose pas une économie politique alternative, mais bien l’abolition des catégories de l’économie politique. « Créer une société où la production et la circulation des biens ne passe plus par la médiation autonomisée de l’argent et de la valeur, mais sont organisées selon les besoins [2] », telle est la tâche qui occupe la théorie critique aujourd’hui : définir le niveau de la nécessité.
De son propre aveu, Jappe aspire à découvrir des formes « moins ruineuses » de satisfaction des besoins, recherche qu’approfondissent les auteurs du collectif. Pour Gilles Labelle, s’il n’y a pas de théorie positive du politique chez Marx, on y trouve néanmoins, à travers le motif de la praxis, quelques balises pour penser une liberté, concrète et située, qui puisse « combattre et résister » en se faisant médiation d’une totalité. Cette précision confère à la proposition sa teneur et sa cohérence. Le dépassement de médiations sociales trop « ruineuses » se produirait par la découverte de formes objectives et universelles où puisse se réfléchir la société, qui trouverait alors sa liberté dans un univers culturel et symbolique qui lui forgerait un contenu particulier. La société des producteurs-consommateurs ne réaliserait son humanité que dans « une communauté saisie politiquement d’elle-même [3] ». Sans l’institution du pouvoir politique, toute existence se vouerait irrévocablement à la dissolution de l’horizon humain de signification et à la reproduction effrénée du cirque des marchandises. Comment cette critique du capitalisme somme toute conservatrice (ou peut-être tory ?) envisage-t-elle ce sain enracinement ?
Par la recension des ennemis à abattre : le « pluralisme libéral » est brandi comme une insulte, la défense de la social-démocratie comme la preuve d’une faillite analytique. En présumant que les « têtes d’affiche de la gauche » ne réclament qu’une extension de la logique des « droits de l’homme », et persistent dans le fantasme moderne de la croissance à l’infini, les auteurs révèlent une réception bien expéditive du mouvement Occupy et de sa trainée d’Indigné·e·s, mais également des féminismes, du discours politique des communautés racialisées, de la pensée autochtone et postcolonialiste. Affirmer que tous ces anticapitalismes sont coupables « d’avoir contribué [au] plein développement [de la forme-valeur] [4] » exige pour le moins, dans un ouvrage qui prétend offrir, ainsi que l’annonce le sous-titre, des « débats pour le renouvellement de la théorie critique », que soit restitué leur argumentaire. Il faudrait également que les auteurs expliquent de quelle manière l’obtention de droits sociaux pour les marginalisé·e·s les priverait de l’imagination des formes que prendrait une société postcapitaliste et de l’énergie nécessaire pour pouvoir lutter pour elle. Comme si ce n’était que du plus creux de la plus profonde crise que serait révélé – comme une grâce – que le travail n’est pas une réalité naturelle et inévitable, et que la valorisation capitaliste en a assuré une organisation trop « ruineuse ». S’il s’agit de destituer les principes qui légitiment et reconduisent la domination – ce qui est un travail de connaissance –, n’est-il pas plus à craindre que le chômage et la misère étouffent, chez les individus et les communautés, le potentiel nécessaire à l’expression de la dévastation que leur fait subir cette dite « tyrannie de la valeur » ?
La critique proposée ici ne s’en inquiète pas. Et pour résoudre l’épineuse question de la satisfaction des besoins, elle présente au public québécois cette noble proposition : retrouver, sous les décombres d’une civilisation décadente, la forme idéale d’humanité où se fondent toutes les pratiques salutaires ; mettre en sûreté « une humanité commune en voie d’être irrémédiablement détruite par le capital [5] ».
D’une tyrannie à l’autre
La grande faute commise par cet effort bien senti de définir les formes d’une société postcapitaliste, c’est de déconsidérer en bloc un ensemble de courants plus marginaux, sous prétexte qu’il serait périlleux de laisser s’égosiller celles et ceux qui refusent de se projeter dans l’institutionnalisation d’un système de valeurs. Or, substituer « des valeurs » à « la valeur », ce n’est pas, comme on dirait, un processus révolutionnaire éprouvé. Si cette théorie politique ne calme pas sa peur devant des formes imprévisibles et jamais « idéales » de vie humaine, si elle ne parvient pas à mettre en résonance toutes ces paroles politiques et à composer avec elles des tonalités heureuses, ne sabote-t-elle pas les conditions même de la pensée et de la connaissance ?
Par son insistance sur la nécessité de ce qu’il nomme des « médiations culturelles et symboliques », le sociologue et philosophe Michel Freitag, sous l’autorité duquel s’inscrit une bonne part des contributions, suggère-t-il de renouer avec des valeurs conservatrices ? Ou prescrit-il plutôt un soin des communautés de parole et du fragile tissu des interactions humaines ? La pensée est à proprement parler une pratique, et la pratique qui prétend s’en passer est vouée à la bêtise. Voilà la substance des beaux exergues qui ouvrent cet ouvrage collectif. Comment des valeurs engendrées dans la peur sauraient-elle mettre sur le chemin de cette essentielle méditation ?
Glossaire
Valeur : Forme abstraite de la richesse, qui représente le temps de travail socialement nécessaire à sa production, lorsque le travail est organisé en vue d’engendrer un profit, et non en vue de la satisfaction des besoins ou de la consommation immédiate.
Catégorie fétichisée : Qui apparaît comme ayant une réalité naturelle, masquant de ce fait le rapport social qui l’institue comme réalité. Le fétiche fait passer pour une nécessité historique ce qui est l’effet de pratiques sociales aliénées.
Médiations sociales : Instances par lesquelles une totalité sociale est constituée par ses parties, qui se trouvent elles-mêmes simultanément constituées par la totalité. Ce processus de synthèse dialectique correspond, dans la pensée de l’histoire inaugurée par le philosophe Hegel (1770-1831), au principe par lequel les communautés inscrivent leur liberté dans des institutions sociales et politiques assurant à leur devenir des formes universelles.
[1] Éric Martin et Maxime Ouellet, « La crise du capitalisme est aussi la crise de l’anticapitalisme », La tyrannie de la valeur. Débats pour le renouvellement de la théorie critique, Montréal, Écosociété, 2014, p. 35.
[2] Anselm Jappe, « Une histoire de la critique de la valeur à travers les écrits de Robert Kurz », Ibid., p. 66.
[3] Martin et Ouellet, p. 4
[4] Jappe, p. 66.
[5] Martin et Ouellet, p. 40.