Le visage politique de l’austérité
Duplessis, phase 2
On aurait tort d’examiner les politiques d’austérité sous leurs seuls aspects économiques ou budgétaires, car elles procèdent avant tout d’une vision politique particulière de l’organisation de l’État et de ses rapports avec la société. Avec le train de mesures qu’il tente de mettre en œuvre, le gouvernement Couillard propose ni plus ni moins qu’un retour à l’État dirigiste, rompant ainsi avec plus de 50 ans d’évolution démocratique des institutions et services publics.
Pour bien apprécier le changement de paradigme envisagé par Québec, il est utile de se rappeler certaines des caractéristiques de la gouverne duplessiste. Elle était marquée par la répression des syndicats et des revendications sociales ; elle était traditionnelle, chauvine et misogyne ; elle reposait sur la valorisation d’un rapport politique paternaliste entre gouvernement et citoyen·ne·s ; elle affichait une complaisance à l’égard de la sous-scolarisation de la main-d’œuvre ; sa pratique politique partisane était fondée sur le clientélisme ; enfin, elle était remarquablement accommodante face aux multinationales.
Surtout, il n’existait pratiquement pas – dans l’édifice politique lui-même – de contre-pouvoirs aptes à instiller au sein des structures politiques des dynamiques relevant davantage des préoccupations populaires. Avec la Révolution tranquille, un autre projet se met en place. Il porte en lui des aspirations de démocratisation, de modernisation et de développement de l’État québécois. Les mesures d’austérité mises en œuvre aujourd’hui par le PLQ tournent radicalement le dos à ce projet.
L’esprit de la Révolution tranquille
Dans notre histoire nationale, deux grandes interprétations de la Révolution tranquille se côtoient : le récit technocratique et le récit populaire. Le premier valorise les aptitudes et ambitions des leaders politiques ou des technocrates de l’État québécois : Jean Lesage, René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie, Guy Rocher, Gérard Filion, Jacques Parizeau, etc. Le second met en lumière le rôle joué par les aspirations sociales – et les luttes – des communautés locales et des groupements citoyens. Les mouvements sociaux ont été à la base d’un remarquable éveil politique, dont l’un des pivots était l’idée d’« empowerment », c’est-à-dire de prise en charge du milieu par lui-même. On expérimentait à large échelle l’autogestion, la cogestion, le fonctionnement coopératif, la définition des besoins par les communautés locales, l’investissement des structures politiques par le pouvoir citoyen.
La société était aspirée dans un processus consistant à confier le contrôle des institutions et services publics aux usagers et usagères ainsi qu’aux employé·e·s. Du point de vue populaire, la démocratisation ne signifiait pas seulement l’accessibilité à une offre de services ; elle renvoyait aussi au contrôle exercé par les forces vives des communautés sur ces services.
Aujourd’hui, le gouvernement veut ramener sous son contrôle la décision politique ainsi que la gestion des organismes publics et péripublics. L’austérité est un projet essentiellement autoritaire, visant à assujettir les pouvoirs locaux ou régionaux restés minimalement fidèles à leurs racines. C’est sous ce prisme historique que devraient être examinées les initiatives réactionnaires du gouvernement libéral : le projet de loi 10, la réorganisation du milieu scolaire, les interventions musclées du gouvernement en milieu municipal, le chamboulement du réseau des services de garde…
Les rebelles ont raison de résister
Quand le gouvernement étrangle les commissions scolaires récalcitrantes, en soumettant leurs choix budgétaires à l’autorité d’un vérificateur nommé par Québec, il centralise un peu plus le pouvoir. Quand il menace d’enlever à certaines municipalités leur pouvoir de taxation (sous prétexte de défendre les intérêts des contribuables), il s’attaque directement à la démocratie locale. Quand il réduit unilatéralement, et de façon paramétrique, la taille des effectifs du secteur public, il décrète l’offre de services nonobstant les réalités et besoins particuliers des différents organismes, institutions ou établissements.
Au total, il y a un projet de société démocratique qui est liquidé peu à peu, secteur par secteur. Pour le moment, les mesures sont reçues isolément et sont dénoncées en silos. Milieu de travail par milieu de travail, ou service public par service public, les gens crient à l’injustice (avec raison), mais sans chercher nécessairement à faire le lien avec le portrait d’ensemble, c’est-à-dire le démantèlement de l’œuvre collective du dernier demi-siècle.
Il appartient désormais à ces composantes locales, régionales ou sectorielles de faire l’analyse fine des mesures gouvernementales à l’aune de l’histoire populaire de nos services publics, pour voir explicitement à quoi s’attaque le gouvernement Couillard… et pour envisager la nécessité d’une riposte conjointe et solidaire à ce vaste plan antidémocratique. En outre, les syndicats ont encore à approfondir leur analyse des enjeux de la négociation du secteur public, qui est confinée pour le moment à une bataille de chiffres autour de la rémunération, sous prétexte d’un enjeu de « difficulté de rétention » de la main-d’œuvre. Avec les 550 000 salarié·e·s du secteur public qu’ils représentent, les syndicats sont dans l’œil du cyclone ; eux qui avaient joué un rôle significatif dans la mise en échec de la réingénierie en 2003-2004 pourraient avoir à jouer encore un rôle-clé dans l’évolution de notre vie politique nationale.