Yves Vaillancourt
Jeux interdits. Essai sur le Décalogue de Kieslowski
Jeux interdits. Essai sur le Décalogue de Kieslowski, Yves Vaillancourt, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014.
Dans le monde francophone, peu de penseurs se sont attardés à l’analyse du Décalogue, un chef-d’œuvre du cinéma réalisé par le cinéaste Krzystof Kieslowski (1941-1996). Aussi, on ne peut que se réjouir qu’un philosophe québécois, Yves Vaillancourt, comble brillamment un tel vide avec cet ouvrage.
Mais d’abord, pour ceux et celles qui n’ont pas eu la chance de fréquenter ce grand réalisateur polonais, le Décalogue constitue une série de dix films librement inspirés par les dix commandements transmis, selon la tradition biblique, de Dieu à Moïse sur le mont Sinaï. Produits par la télévision polonaise en 1988, on raconte que la Pologne entière s’arrêtait lors de leur télédiffusion et que chacun des dilemmes moraux mis en scène était au centre des discussions privées et publiques pendant plusieurs semaines. Ni juge ni moralisateur et usant intelligemment de plusieurs dispositifs cinématographiques légués par ses illustres prédécesseurs (pensons à Hitchcock et à Bergman dans le no 6), Kieslowski adopte une perspective anti-hollywoodienne extrêmement féconde comme nous le prouve excellemment Vaillancourt dans son essai.
Prenant appui sur la théorie de l’anthropologue René Girard éclairant le mimétisme humain, l’auteur de Jeux interdits poursuit deux objectifs. Premièrement, il vise à rendre compte, à l’aide de maints exemples pertinents, de la structure mimétique du Décalogue : « Mimétisme comme modus operandi de la transgression, certes, mais aussi de l’apprentissage des interdits à respecter afin que prévalent les valeurs de l’amour et de la vie. […] Dans un monde séculier comme le nôtre, où les formes légitimes d’autorité ont été affaiblies, l’on a substitué aux rapports verticaux de transcendance ceux, horizontaux, du mimétisme. À la place de Dieu ou de ses représentants livrant les messages moraux, nous n’avons que les messages moraux, nous n’avons que les effets miroirs des hommes dans leurs rapports mutuels à l’interdit. Si nous pouvons apprendre, c’est les uns des autres. » Son argumentaire est fort convaincant : « le mal, écrit-il, se réalise le plus souvent par la dynamique du désir mimétique » et les motivations profondes des personnages comme l’amour, la compréhension et la quête de chaleur humaine sont impuissantes à empêcher la transgression.
Dans un deuxième temps, Vaillancourt cherche à approfondir l’étude du symbolisme religieux de l’œuvre ; symbolisme compris comme héritage culturel (des parallèles sont certainement à faire entre la Pologne catholique de Kieslowski et le Québec de Bernard Émond) par lequel il explore le problème du bien et du mal dans des sociétés sécularisées comme la nôtre. Contrairement à plusieurs films d’Émond, la parabole religieuse est tracée finement. Vaillancourt a très bien vu comment les allusions à des épisodes de l’Ancien Testament ou des personnages bibliques « ouvrent à ce mystère qu’on appelle communément le sacré ». Écrit dans une belle langue, je ne saurais trop vous recommander la lecture de Jeux interdits.