Féminisme
Ce que haïr veut dire
J’écris cette chronique entre les dénonciations d’agressions sexuelles concernant Jian Gomeshi et Bill Cosby, celles qui ont envahi le web et tant de lieux d’activités, des salles des médias à la colline parlementaire en passant par l’université. Je l’écris à la veille du 6 décembre, 25 ans après l’attentat de l’École polytechnique et la mort de 14 femmes, des étudiantes, au bout d’une arme de destruction massive : la misogynie et l’antiféminisme.
« J’haïs les féministes », a dit Marc Lépine avant d’ouvrir le feu, des mots prononcés en plein « backlash » contre le féminisme, un ressac qui, entre ses mains, est devenu mortel. Un backlash est une réaction adverse soudaine et violente, un recul, le fait d’être tiré brusquement vers l’arrière. Dans le cas du féminisme, le message de Lépine ne pouvait pas être plus clair : les féministes devaient se taire. Non seulement elles ne devaient plus parler, leur mort étant une mise sous silence pour toute l’éternité, mais après les faits, devant les crimes, elles ne devaient pas dire que le massacre du 6 décembre 1989 était un attentat contre les femmes et contre les féministes. Mettre à mort les femmes, les féministes pour qu’elles ne puissent pas témoigner du mal qui leur est fait. Quotidiennement.
La journaliste Sue Montgomery, pendant la cérémonie de commémoration du 6 décembre dernier, rappelait le backlash des années 1990 de la façon suivante : « The « F » word – feminism – became a bad word… they didn’t want to hear that men hated us [1]. » Au cours des dernières semaines, cette haine a été nommée 8 millions de fois sur Twitter via le mot-clic #BeenRapedNeverReported et ses nombreuses traductions, dont #AgressionNonDénoncée. La haine, c’est la balle qui transperce le corps d’une femme, ce sont les coups qui lui sont portés avec les poings ou le sexe, et c’est aussi cette « zone grise », comme l’a nommée ce jour-là Francine Pelletier, des violences domestiques et sexuelles qui ont pour objectif et pour effet de nous rendre « juste un peu moins libres », dixit la journaliste Josée Boileau le même jour. La haine, c’est ce jeu du chat et de la souris, comme l’exprime Günther Anders (La haine, Paris, Rivages, 2007), dont jouissent ceux qui haïssent, avides non seulement de déguster la souris, mais de « courir à ses trousses ». Une avidité qui relève ainsi à demi de l’amour et à demi de la haine, le plaisir d’attraper l’autre résidant dans le fait de différer le moment où on va l’attraper. Haïr serait un amour qui veut annihiler l’autre, le faire disparaître en l’absorbant en soi – le consommer, assimiler son corps, le faire sien et soi. Le prendre en soi après l’avoir chassé, un reflet de cette rengaine bien connue, souligne Anders, que celle des chasseurs qui se donnent comme de grands amis des bêtes qu’ils tuent. Figurer l’autre comme un animal ou un insecte n’a donc pas seulement à voir avec sa déshumanisation, son humiliation au statut de sous-espèce ; ça a à voir avec l’expression de cette haine qui est amour de la haine, la haine comme amour.
En mai 2014, le tueur d’Isla Vista, dans une littéralisation du lien entre chasser et cette autre forme de chasse qui consiste à faire la cour, a ouvert le feu sur des femmes sous prétexte qu’elles ne voulaient pas sortir avec lui, qu’il les chassait sans jamais les attraper. Cette fois, il les a attrapées pour de bon, il les a tuées.
Boucs émissaires mortifères
Plus on chasse, plus on hait, dit Anders. Plus on est proche de la victime, plus on fait l’expérience de la haine. D’où le regard qu’il faut poser sur les nouveaux moyens de faire la guerre, penser à ce que ça signifie de tuer quand, entre soi et l’autre, la distance se fait de plus en plus grande, que les victimes deviennent une masse de plus en plus indistincte et leur visage effacé le pâle souvenir d’une lointaine humanité. Si, pour haïr, il faut être proche, si c’est la proximité du vrai combat qui fait haïr, que devient la haine quand le combat est mené dans la distance ? Pour pallier cette proximité, pour nourrir la haine, suggère Anders, reste à donner l’illusion d’un combat mené de près, et ainsi diaboliser un type, un groupe, « de préférence une minorité sans défense, qui la plupart du temps n’a rien à voir avec ceux qu’il s’agit de combattre ou d’éradiquer » pour, par ricochet, entretenir une haine qui permettra d’agir contre les ennemis. « Si vous souhaitez que vos gens combattent ou éradiquent un élément A inconnu d’eux, écrit-il, non perçu par eux, également impossible à percevoir et à haïr, vous engendrez en eux, par le moyen du langage ou de la caricature, la haine d’un B qu’ils croient connaître. » Et à la suite de cet exposé dans le dialogue philosophique entre le narrateur d’Anders et le président Traufe, on lit :
– Qu’est-ce que cela vous rappelle donc ?
– Les GI qui, le soir après leur journée, s’excitaient à l’aide de mighty sexy pin-up girls pour ensuite pouvoir, sur les girls insipides se tenant à leur disposition…
– Tirer leur coup à balles réelles ?
– You said it, buddy.
Ce n’est pas tant la question de l’image ou de la pin-up versus les femmes réelles qui m’intéresse ici, mais le fait que ce soit le rapport aux femmes qui serve d’exemple, et que s’y trouvent soudainement amalgamés combat et sexualité. Tirer leur coup à balles réelles, n’est-ce pas ce qu’ont fait les tueurs d’Isla Vista et Polytechnique ? Prendre de force des femmes et des féministes, qui se refusaient à eux et à la domination masculine, en tant que proies ? Dans cette perspective, comment ne pas relire les agressions non dénoncées comme une sorte d’envers de la violence extrême manifestée par ces meurtriers ?
Les femmes qui dénoncent ne sont pas des chasseresses, même si c’est ce qu’on tente de faire d’elles dans cette perversion de la réalité où les victimes se font dire qu’en fait, elles sont les bourreaux. Pourtant, elles ne tirent pas leur coup à balles réelles. Ce qu’elles font, c’est simplement sortir du silence, refuser d’obéir à l’injonction de se taire, refuser le fait qu’on leur interdit de parler, en tant que femmes et en tant que féministes, quand on leur demande de ne pas dire ce que ça signifie de vivre en faisant partie de ce groupe qu’on identifie comme « les femmes ». Ne pas dire « que les hommes nous haïssent ».
Et quand elles sortent du silence, c’est au prix du mépris, de l’arrogance, de la vengeance ; au prix, encore et toujours, de la haine. Comme si à la haine, il fallait toujours plus de haine. Que quand devant la haine manifeste, on dénonce en disant : « Vous nous haïssez », la réponse est une deuxième salve de haine.
Contre la chasse, la lutte
Pour que la haine cesse, il faudrait d’abord pouvoir la localiser en soi, suggère Philippe Ivernel dans sa préface au texte d’Anders. Et de ça, sommes-nous capables ? Sommes-nous capables, au lieu de sortir notre arme à la vitesse de l’éclair, de débusquer la haine à l’intérieur de nous ? Dans cette perspective, sommes-nous vraiment capables, aujourd’hui, de laisser monter ce « F word » forcé de se tapir dans l’obscurité pendant de longues années, pour lui accorder enfin le droit de circuler dans cette forêt qu’est l’espace public ? Est-ce que ça ne commence pas par là : reconnaître la nécessité d’une lutte qui, contrairement à ce que laissent entendre ceux qui se font une joie de la détourner, n’est pas motivée par le goût du sang, mais par le besoin de se libérer des cages et des pièges qui continuent à rendre les femmes « juste un peu moins libres » ?
Parce que ce que disent ces voix qui montent comme un seul bruit, immense, l’expression collective d’une colère sourde qui n’est pas tributaire de la haine, mais d’un besoin de justice et d’égalité, c’est que le harcèlement de rue, la misogynie ordinaire, le sexisme, la violence conjugale et les variations innombrables sur le motif de l’agression sexuelle, sont autant d’expressions de ce dont les femmes sont encore l’objet : une chasse à courre.
[1] Le mot « F » - féminisme - est devenu un gros mot... Ils ne voulaient pas entendre que des hommes nous détestaient.