Dossier : Gaspésie - Forces vives
Fermeture en trois temps
Entretien avec Jean-Marie Thibeault
Originaire de Saint-Georges-de-Malbaie, Jean-Marie Thibeault est un éminent historien de la Gaspésie, passionné, engagé. Entretien avec une véritable mémoire vivante autour des fermetures gaspésiennes : petites et grandes, planifiées et « tranquilles ».
À bâbord ! : Vos études sur l’expulsion des résident·e·s de Forillon, premier parc national au Québec, et sur les fermetures de villages en Gaspésie vous ont amené en 2014 à publier Pour ne pas en finir avec l’arrière-pays gaspésien. Qu’avez-vous appris dans vos recherches pour l’écriture de ce livre ?
Jean-Marie Thibeault : Officiellement, onze, douze localités ont été fermées. Par contre, en tout, avec les parties de villages qu’on a fermées (par exemple le Rang VI de Val-d’Espoir), c’est une vingtaine de localités qui ont été affectées, pour quelques milliers de personnes. Mais ce chiffre fausse la réalité : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a tout fait pour décourager les gens installés là-bas d’y rester.
Cette période marque un tournant, parce que j’ai réalisé qu’auparavant, on ouvrait des colonies dans les régions du Québec au moment des grandes crises économiques. Pas juste celle de 1929-1939, mais aussi celle de 1873 à 1896. Lors des crises, on veut envoyer les gens ailleurs ; et ceux du monde rural, eux, on ne veut surtout pas qu’ils aillent en ville. Sinon ça fait des chômeurs, et des révolutionnaires potentiels. Les gouvernements, avec la participation de l’Église, vont donc encourager l’installation des gens de la ville sur des terres. Pour preuve : de 1931 à 1941, c’est le meilleur moment de l’occupation du territoire. La population du Québec va croître de 14 %, alors qu’en Gaspésie elle augmente de 22 %.
ÀB ! : Et dans les années 1960, on souhaite alors fermer les colonies ?
J.-M.T. : C’est sous Duplessis que ça a commencé. L’année charnière, en général, c’est 1948. On est dans les « Trente glorieuses », ça va bien économiquement. Tellement bien qu’on manque de main-d’œuvre en ville… et ça, c’est la hantise des grandes compagnies. Elles préfèrent un taux de chômage de 10-12%. Donc à partir de ce moment-là, on arrête d’investir dans les colonies. (On le fait d’ailleurs aussi au niveau psychologique, en traitant les gens de « colons ».) Prenons l’exemple de deux colonies gaspésiennes : pour Sainte-Bernadette-de-Pellegrin et Saint-Edmond-de-Pabos, en 1948, on atteint un sommet dans le nombre d’habitants ; après cette date, ça décline. Ailleurs, on observe ce pic de 1947 à 1951 en général, puis après 1960, ça tombe partout. Parce qu’avec la Révolution tranquille, on va planifier la fermeture.
On peut penser à trois mouvements : le premier, c’est un exode individuel forcé (après la guerre, on n’a plus de jobs, on part) ; le deuxième, pendant la Révolution tranquille, c’est un exode collectif planifié. En 1964, on parle même de fermer complètement la Gaspésie ! Il va y avoir plusieurs manifestations après la douzaine de villages qui seront fermés. Et en 1974, on cesse la planification. C’est une troisième phase, celle de la « fermeture tranquille ». On coupe dans tout : dans les services, la poste, l’école, le train, l’autobus, les CLD, et un à un, les gens s’en vont.
Aujourd’hui, il n’y a même pas de complots pour la fermeture de la Gaspésie, c’est pire que ça ! Trop de gens se disent « bah, on n’a pas le choix ». On a réussi à inculquer aux gens l’idée qu’on n’a plus les moyens de faire vivre la Gaspésie, mais ça, c’est idéologique. Car si on se met à fermer au Québec tout ce qui n’est pas rentable, commençons par le métro de Montréal, les hôpitaux aussi, parce que les malades ne sont pas rentables ! Si on utilise un discours de ce genre avec les régions, on doit l’appliquer à ce qui n’est pas rentable en ville également.
ÀB ! : La Gaspésie est dite « région ressource ». Ce modèle de développement est-il indépassable ?
J.-M.T. : Jusqu’à la fin du 19e siècle, la Gaspésie n’est pas une région ressource. Du 17e siècle jusqu’à 1886, première grande crise dans le monde des pêcheries, on exporte un produit fini : la morue salée séchée. Mais à compter de la fin du 19e siècle, on fait affaire avec le Canada plutôt qu’avec le monde et on envoie une nouvelle matière première, le bois, à l’état brut. C’est un sérieux problème. On va aussi envoyer les pâtes et papiers non transformés à l’extérieur, le minerai de cuivre de Murdochville (de 1953 à 2003) et le poisson. Il nous reste la matière grise, et ça aussi on vient la chercher…
Il faut changer ce paradigme. Il faut transformer nos ressources ici. Aujourd’hui, on est dans la société du savoir, et le savoir c’est une arme de construction massive. C’est en misant sur l’éducation qu’on va pouvoir développer une région comme la nôtre. Il faut changer la façon de faire, il faut penser l’occupation du territoire. La Gaspésie est au Québec, il faut donc que les Québécois s’en occupent, c’est un enjeu collectif.