Dossier : Saguenay - Lac-St-Jean. Chroniques d’un royaume
Vivre et mourir dans l’ombre des monuments
Les mythes porteurs du récit national contribuent à la machine à oublier en gommant les multiples antagonismes de classes qui se sont institués dans l’histoire. Puisqu’ils participent à la fabrique du consentement, plusieurs sont à déconstruire pour saisir les enjeux populaires de la période de la consolidation industrielle au Saguenay–Lac-Saint-Jean (1888-1929).
L’arrivée du chemin de fer à Chambord, en 1888, a profondément ébranlé la structure économique régionale. Le développement économique de la région par les colons-bûcherons avait été phagocyté par les nouveaux féodaux, la Price Brothers and Company en particulier. Les familles de défricheurs vivaient comme des esclaves, dans une indigence nourrie par les cycles de l’endettement, de la dépossession et des crises économiques. Les promesses de changement qu’était censée apporter l’industrialisation n’auront été que de la poudre aux yeux. La haute finance, les hommes d’affaires et les grands commerçants avaient flairé la manne de profits dans une région si dominée. L’establishment de la petite bourgeoisie traditionnelle céda ainsi son contrôle des institutions publiques à une nouvelle caste de privilégiés. Les conseils municipaux étaient généralement inféodés aux entreprises qui exerçaient localement le monopole. Les élections étaient contrôlées, surveillées, achetées et trafiquées par celles-ci. Leur fraude était payante avec les exemptions de taxe et tous les avantages qu’elles arrivaient à faire adopter par le conseil municipal.
Monument Le père du Royaume érigé à Chicoutimi à la fin du 19e siècle à la mémoire de l’industriel William Evan Price. Photo : Wm. Notman & Son.
En continuité avec la colonisation des territoires ancestraux des peuples innu et wendat, la deuxième vague d’industrialisation s’est aussi traduite par la consolidation de l’espace colonial avec le vol des terres autochtones. La création du parc des Laurentides en 1895, à la suite de la construction du chemin de fer, a attiré toute une foule de promoteurs qui ont accaparé les droits de chasse et de pêche tout le long du tracé. Les gardes-chasses de ces clubs privés et ceux du gouvernement ont bataillé avec les Wendat de Lorette, qui y tiraient leur subsistance. Plusieurs des routes traditionnelles que constituaient les cours d’eau étaient bloquées par le flottage du bois et la course au harnachement des rivières par les intérêts privés. Le dessein colonial imposait sa domination par une destruction sans borne des écosystèmes… jusqu’à entrer en contradiction totale avec l’une de ses bases idéologiques : l’agriculturisme et la figure du colon-défricheur. Le rehaussement du niveau du lac Saint-Jean par le mégabarrage de l’Isle-Maligne a provoqué le déplacement forcé de villages d’agriculteurs entiers, l’inondation de terres parmi les plus fertiles de la région et la destruction d’écosystèmes exceptionnels. Sans respecter les procédures d’expropriation nécessaires et sans même, minimalement, avertir la population, la mise en marche du barrage a fait perdre 60000 acres de terre à 940 cultivateurs. Malgré cela, la compagnie a eu gain de cause devant les tribunaux dans le procès entamé à gros frais par les fermiers !
« Développer le sous-développement »
D’hier à aujourd’hui, le rapport de dépendance qu’entretiennent les centres urbains avec les régions « périphérisées » a structuré le développement de celles-ci sous le mode de production capitaliste. Cela explique bien pourquoi l’établissement de villes et localités mono-industrielles a pratiquement été une constante au Saguenay–Lac-Saint-Jean au cours de cette période.
La première grande usine à voir le jour a été la Compagnie de pulpe de Chicoutimi, fondée en 1896 par Julien-Édouard-Alfred Dubuc. Selon l’historien Jean-Pierre Charland, il s’agissait à l’époque de la plus grande pulperie du monde ; elle reçut d’ailleurs une publicité élogieuse en Europe pour la qualité de sa production.
Dubuc bénéficiait pour sa part d’une alliance d’intérêts avec le clergé. L’échange de bons procédés a été très lucratif pour lui. Il a été vanté par les curés comme un « bon patron » canadien-français, une image encore fréquemment reprise dans les ouvrages d’histoire. Ses ouvriers, qui ont souffert d’un système de non-paiement des salaires chronique durant plusieurs années, pensaient différemment. L’état de dépendance de leurs familles les réduisait à la soumission à des salaires comparativement plus bas qu’ailleurs, aux mauvaises conditions de travail et au travail des enfants. Nos bons curés qui s’étaient opposés à l’éducation obligatoire, revendiquée par les syndicats pour mettre en échec le travail des enfants, réclamaient tout de même une journée de congé pour prier le dimanche !
Pendant ce temps, les profits de la compagnie étaient en hausse constante. Dubuc s’est même retrouvé à la tête du cartel de la North American Pulp and Paper Company. Le prétendu bienfaiteur y a défendu un système qui attribuait aux usines américaines la transformation des matières premières extraites à faible coût au Canada. À l’échelle régionale, l’empire de Dubuc a un temps rivalisé avec le monopole de la dynastie des Price Brothers, avant de connaître son déclin dans les années 1920.
Chute de Val-Jalbert. Photo : Peter Van den Bossche (CC BY-SA 2.0).
Val-Jalbert, Péribonka, Kénogami, Port-Alfred, Chute-aux-Galets, Isle-Maligne, Arvida, Dolbeau, Riverbend, Racine et Chute-des-Passes... Les villes de compagnie représentaient l’aboutissement de l’idéologie économique du laisser-faire, l’utopie du capitalisme monopolistique. La région en a été championne, avec onze villes et villages de compagnie. Elles étaient construites de toutes pièces par les entreprises et demeuraient sous leur plein contrôle. Toutes les infrastructures leur appartenaient. Leurs écoles, dont elles considéraient le niveau élémentaire suffisant, s’appliquaient ainsi à former de futurs travailleurs obéissants. Dans ses publicités, Arvida (ville d’Alcoa) était décrite comme une prouesse sur le plan du développement industriel. Mais, objectivement, tout cela était planifié en fonction du profit maximum et du contrôle social sur la nouvelle concentration ouvrière. Alcoa, qui s’est désormais imposé comme nouveau monopole rival dans le paysage régional, était un trust américain qui maintenait l’aluminium au plus haut coût et éliminait la compétition. Ces grands capitalistes ont fait leur fortune à même le sang des boucheries mondiales fratricides de 1914 et de 1939.
Des ouvriers ni passifs ni résignés
Pour le clergé régional, la consolidation industrielle comportait sa part de risques à neutraliser pour asseoir son autorité sur ses ouailles dans un nouveau contexte. Les ouvriers n’étaient pas tranquilles. La plus ancienne grève générale de la région à avoir été rapportée dans la littérature historique remonte à 1879. Révoltés, les ouvriers de la scierie de Chicoutimi, puis ceux des navires, ont tabassé leur gérant et menacé de détruire la propriété de la Price Brothers and Company.
Inspiré par des associations contre-révolutionnaires de la droite catholique européenne, Mgr Eugène Lapointe a formé, à partir de 1907 dans la région, les premiers syndicats catholiques en Amérique du Nord. Il s’agissait d’une forme de syndicalisme jaune, en lien étroit avec le grand patron J.-É.-A. Dubuc, sous la direction de membres du clergé et en opposition aux idées de grève et de socialisme. Objectivement, dans le contexte, le clergé craignait l’irruption de leaders laïques représentant les masses ouvrières qui mineraient sa mainmise.
La progression de ce courant syndical a été bien lente et tiède. La révolte ouvrière s’est tôt manifestée contre cet organe d’encadrement social. Des ouvriers ont dénoncé la collaboration avec le patronat, défié les ordres du clergé et fait la grève même si leur syndicat leur interdisait.
En août 1918, à la Compagnie de pulpe de Chicoutimi, les travailleurs ont fait la grève alors que leur syndicat avait accepté les offres patronales. À l’hiver 1920, ils l’ont refait pour refuser de se faire refiler les coûts d’une crise provoquée par les capitalistes. En 1921, les ouvriers de Price de Kénogami et de Jonquière, dont l’affiliation syndicale était partagée entre l’union catholique et une union internationale, ont résisté durant plus de six semaines à un lock-out. Le conflit a été parsemé d’actes de sabotage pour une valeur de plus d’une dizaine de milliers de dollars.
Certains milieux de travail non syndiqués ont également connu des tumultes. En 1917, le chantier de construction de la Ha ! Ha ! Bay Sulphite à Port-Alfred (propriété de Dubuc) a quasiment été le théâtre d’une insurrection. Les ouvriers occupaient le chantier, chassaient les briseurs de grève, menaçaient de faire exploser l’usine en construction et ont bravé les ordres des agents de la police provinciale descendus de Québec. Le shérif Savard a lu l’acte d’émeute. Mais, les ouvriers ont refusé de se conformer. Ils lui ont crié : « Si on veut la guerre, nous avons des fusils ! » La mise en place par la police des préparatifs pour un bain de sang a un peu plus tard eu raison du courage des gagne-petit. Ils ne réclamaient que de justes salaires et le respect de la journée de travail de huit heures.
Le mythe de l’homogénéité ethnique
Sur le plan des idées, influencé par le courant de pensée du racisme scientifique, le clergé prenait activement part à la définition de l’identité nationale de la soi-disant « race canadienne-française ». Il soutenait l’existence d’une hiérarchie naturelle entre les « races » et la suprématie blanche. Cette nouvelle identité désavouait catégoriquement tout le métissage des Canadiens français avec les Autochtones (considérés comme des « sauvages »). Elle créait l’image d’un peuple au sang pur, descendant des ancêtres de France.
Le mythe nationaliste conserve aujourd’hui sa place dans les préjugés populaires et invisibilise les autres communautés culturelles. Il faut savoir qu’à toutes les époques depuis les débuts de la colonisation, la population régionale a été diversifiée. Durant la consolidation industrielle, les gens d’une dizaine de nationalités – d’Europe de l’Est, de Scandinavie et d’Europe de l’Ouest – ont pris part à la construction des grands ouvrages et ont travaillé dans les usines. Dans une misère et des conditions sans nom, leur sang a coulé aux quatre coins de la région. D’ailleurs, on entend encore l’expression couler du polonais, qui signifie grosso modo « travailler d’arrache-pied » ; l’expression faisant référence aux travailleurs, en grande partie étrangers, qui mourraient en tombant dans le béton au moment de la construction des grands barrages de la région. Dans ces barrages, sur le tracé du chemin de fer et dans les autres milieux, la mortalité au travail était plus quotidienne qu’accidentelle. Qui s’en souvient quand l’élite régionaliste glorifie les réalisations de nos monopoles ?